La lettre hebdomadaire #183

Emmanuel Macron et la Françafrique

L'image représente une peinture abstraite vibrante avec des couleurs chaudes. On y voit des teintes de rouge, orange et jaune qui se mêlent, créant une sensation dynamique et énergique. Des éclaboussures de peinture jaune ajoutent de la texture, tandis que des zones de blanc apportent de la luminosité. La composition semble être en mouvement, évoquant une passion ou une explosion créative. Les coups de pinceau sont à la fois larges et délicats, suggérant une fluidité entre les différentes couleurs. Cette œuvre évoque des émotions intenses et invite à l'interprétation personnelle.
«  Canyons Painting  », Malia Benali Khodja, Algérie.
© Malia Benali Khodja

ÉDITO

EMMANUEL MACRON NE VEUT RIEN COMPRENDRE

« Je suis le premier président français à être né après les décolonisations, donc on ne va pas être enfermé dans notre passé » [sic] : en huit ans de présidence, Emmanuel Macron n’a pas changé d’antienne dès lors qu’il s’agit de parler de la relation de la France avec l’Afrique. C’est presque mot pour mot ce qu’il avait déjà déclaré en 2017 sur un réseau social, souvenez-vous :

« Je suis d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique coloniale. Je suis d’une génération dont un des plus beaux souvenirs politiques est la victoire de Nelson Mandela sur l’apartheid. C’est ça l’histoire de notre génération. »

Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad… Pourtant, ceux qui ont mis la France dehors sont tous nés bien après la colonisation, les indépendances et parfois même après le président français.

C’est dans le documentaire Afrique-France : le divorce ?, diffusé le 22 juin sur France Télévisions, qu’il a donc choisi de récidiver. Ses propos montrent un président toujours aussi déconnecté, qui n’a appris aucune leçon de ses errances et qui préfère accuser les autres plutôt que de se remettre en question.

À l’entendre, il serait la victime d’un système qu’il aurait hérité, la Françafrique, et qu’il aurait courageusement brisé : « Mes prédécesseurs avaient progressivement changé ce système et je l’ai peut-être arrêté de manière plus radicale, ce qui parfois d’ailleurs n’a pas été compris. » « Je l’assume », dit-il sans rire. Ce n’est pas sa politique qui est mauvaise : ce sont ceux qui la commentent et qui la subissent qui ne la comprennent pas.

Emmanuel Macron peut-il se désolidariser de la colonisation ou de la Françafrique ? S’affranchir de l’histoire du pays qu’il représente au motif qu’à titre personnel il ne peut en être redevable, parce que né après, est d’une malhonnêteté crasse et irresponsable.

On pourrait d’abord lui opposer la survivance, quoi qu’il en dise, de la Françafrique. Afrique XXI a largement écrit sur le sujet, et il suffit de lire la somme L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique (Le Seuil) – dont aucun des auteurs n’a été interrogé dans le film – pour en être convaincu. Le documentaire tente d’équilibrer le propos présidentiel en montrant l’omniprésence des entreprises françaises en Côte d’Ivoire… Sans vraiment convaincre.

Ensuite, on pourrait lui rappeler ses propres actions dont il ne peut, cette fois, dire qu’elles appartiennent au passé : l’adoubement sans ciller du fils d’Idriss Déby Itno, Mahamat, après un coup d’État constitutionnel en 2021 ; ses langoureuses accolades avec un dictateur sans âge qui s’attaque à toutes les voix discordantes de son pays, le président camerounais Paul Biya… Faure Gnassingbé, Denis Sassou Nguesso… Et tant d’autres compromissions, comme le double standard pour condamner ou non les coups d’État de ces dernières années : le Gabon et la Guinée, qui ne remettent pas en cause la présence française, n’ont pas été traités de la même manière que le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Ou encore les félicitations adressées en 2020 à Alassane Ouattara, président ivoirien réélu pour un troisième mandat (il ne devait en faire que deux) et dont le parti vient de le désigner de nouveau « candidat naturel » pour l’élection présidentielle du 25 octobre…

Le documentaire s’attarde sur le Niger, qui a connu un putsch militaire en juillet 2023. Un diplomate en poste à Niamey à l’époque apparaît de dos. Il affirme que sa vie a été menacée lors des manifestations contre la France qui avaient suivi le coup d’État – et ne dit rien d’autre. Lors de ces évènements, l’ambassade de France a certes été attaquée mais, face à des militaires français surarmés et au millier de soldats stationnés non loin, des jeunes Nigériens munis de bâtons et de pierres risquaient-ils de faire le poids ? La réponse est non. Et pourquoi ce diplomate apparaît-il visage masqué pour, à la fin, ne rien dire ? Et pourquoi ne pas rappeler que la France envisageait de chasser les putschistes par la force ? « Nous ne faisons plus ça », dixit le président français. Vraiment ?

Plusieurs journaux ont pourtant révélé les tentatives avortées de l’armée française. Puis, en novembre 2024, devant la Commission de la défense nationale à l’Assemblée, Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du président de la République pour l’Afrique, a lui-même affirmé que 2 000 hommes avaient été mobilisés en Côte d’Ivoire dans l’hypothèse d’une intervention au Niger. « Nous ne faisons plus ça. »...

Si le documentaire d’Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova rappelle certaines bévues d’Emmanuel Macron (les propos paternalistes lors de la réunion des pays du Sahel à Pau, en 2019 ; l’épisode de la climatisation avec Roch Marc Christian Kaboré, le président burkinabé, lors de son discours à Ouagadougou…), le président français n’y répond pas vraiment et balaye toute maladresse.

Et puis il y a les autres : la Russie, et même la Turquie. Les deux journalistes, réalisatrices d’une enquête sur Wagner (Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, 2022), s’attardent sur l’arrivée de cette société militaire privée (SMP) téléguidée par le Kremlin. Les opérations de désinformation dirigées contre la France sont longuement évoquées. Puis on passe à une autre SMP sans vraiment comprendre pourquoi, turque cette fois. Entre les lignes, le film montre que ces deux entités ont des desseins inavouables : faire la guerre à la France pour l’une, imposer un islam radical pour l’autre, et accaparer les richesses africaines. La France est donc victime d’une guerre idéologique, civilisationnelle même, menée par des pays qui auraient des comportements pires que ceux de l’ancienne puissance coloniale. Cela devant effacer deux cents années de colonisation et de pillage.

« Incompréhension », « crise », « divorce »… Du titre du documentaire aux propos tenus par les personnes interrogées, la sémantique distillée ramène toujours à la notion de couple, à l’épouse ou l’époux éconduite, à l’amant ou la maîtresse sournoise qui détournerait l’Afrique de « l’amour » qu’elle nourrirait naturellement pour la France. Or, si mariage il y eut, ce fut une union forcée, avec viols et abus répétés. Et Emmanuel Macron de se comporter comme le mari violent qui est incapable de reconnaître les cicatrices laissées par les coups portés, et encore moins de s’en excuser, parce que « [il est] d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique coloniale ».

Le président français devrait peut-être écouter l’écrivain Armand Gauz (et lire un peu plus des ouvrages décoloniaux…) qui ouvre et clôture cet étrange documentaire :

« On a l’impression que quand la France a un problème, c’est toute l’Afrique qui a un problème, c’est bien pour ça que je suis là à faire une interview à des Blancs pour expliquer pourquoi on n’aime plus la France en Afrique. » Et de conclure : « Calmez-vous les Blancs, tout va bien, la France n’est en perdition nulle part, on parle votre langue et on la parle plutôt bien, on dit vos poèmes, donc calmez-vous, collez-nous la paix un peu, on va faire deux trois trucs entre nous là, ça va bien se passer. »
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À VOIR

MALI : EMBARQUÉ AVEC LES COMBATTANTS TOUAREGS

La guerre invisible à laquelle se livrent l’armée malienne – et ses supplétifs russes – et les combattants indépendantistes du Nord ne nous parvient que par des images furtives sur les réseaux sociaux. Depuis la chute du bastion rebelle de Kidal, en novembre 2023, les combats, cependant, se poursuivent. D’un côté, des militaires maliens et leurs alliés de Wagner, déterminés à prendre le contrôle de l’immensité désertique du septentrion, de l’autre, des volontaires touaregs et maures engagés à les en chasser coûte que coûte.

Avec La Résistance contre Wagner, la journaliste indépendante Anne-Fleur Lespiaut ouvre, ce samedi 28 juin, sur la chaîne franco-allemande Arte, une fenêtre inédite sur le conflit. À partir de la Mauritanie, où sont réfugiés désormais plus de 300 000 Maliens du Nord et du Centre, elle s’est déplacée clandestinement dans la région de Tombouctou pour y suivre une unité du Front de libération de l’Azawad (FLA), le nouveau nom de l’armée touareg du Nord.

Embarquée avec le FLA au prix de risques élevés pour sa sécurité, elle nous donne à voir un moment de cette guerre des sables, autour d’un chef de groupe du front ouest du FLA, Abdoullahi, de retour dans le maquis après sept années de service dans les Forces armées maliennes (Fama).

Bien sûr, en vingt-quatre minutes, elle ne peut ni tout dire ni tout expliquer. En particulier, la profondeur historique d’une guerre qui remonte à l’indépendance et dont les résurgences, à chaque génération, plombent durablement le développement du Nord et la cohésion nationale. Une histoire de violences, de haine et de vengeance.

À 29 ans, Abdoullahi a déjà connu plusieurs vies, de part et d’autre du drapeau et de l’uniforme. Adolescent en 2012, il s’engage avec ses aînés (dont plusieurs centaines de recrues de l’armée libyenne, tout juste rentrées au pays avec armes et bagages après la chute de Mouammar Kadhafi, en 2011) dans le combat indépendantiste contre les Fama, mises en déroute. Cette victoire sera de courte durée : Al-Qaida au Maghreb islamique reprend la balle à la volée et occupe les régions du Nord jusqu’à l’entrée en guerre de l’opération militaire française Serval, en janvier 2013. Quatre ans plus tard, en vertu des accords de paix d’Alger signés au forceps en 2015, Abdoullahi est intégré dans les forces armées maliennes. Il a 21 ans. Il endosse l’uniforme et sert dans une unité antiterroriste dans le centre du pays. Fin 2023, alors que les affrontements reprennent entre les groupes armés rebelles et l’armée nationale, il demande une permission pour se rendre en Mauritanie, retrouver sa femme, son père et son frère qui sont en route pour le camp de M’Beira. Las ! Ces deux derniers n’arriveront pas à destination : ils seront assassinés par Wagner et leurs cadavres seront piégés.

Abdoullahi déserte. Il rejoint le maquis et enfile un nouveau treillis et de nouvelles rangers : l’uniforme dépareillé du FLA, avec le chèche de rigueur sur la tête. Le jeune homme est entraîné et aguerri. Il se voit confier un groupe de combattants. Désormais, il vit entre M’Beira et le Mali, où il sert au sein d’une armée de volontaires financée par la communauté, qui se débrouille avec les moyens du bord : des armes prises à l’ennemi, de petits drones de combat achetés et bidouillés par le mouvement et, surtout, une connaissance fine du désert, de ses populations et de ses cachettes.

L’ennemi, plus que le Mali même, c’est désormais Wagner, dont les atrocités sont régulièrement documentées, notamment par les militants locaux, dans le centre et dans le nord du pays, avec sa signature macabre : décapitations, viols, vols, puits empoisonnés, bétail bombardé. Tour à tour biches et chasseurs, Wagner et le FLA se croisent, s’épient et se traquent dans le grand désert du Nord. Pour Abdoullahi, sa vengeance « vient tout juste de commencer ».

À voir : Anne-Fleur Lespiaut, La résistance contre Wagner, samedi 28 juin 2025 à 18 h 50 (Paris), sur Arte.
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Présentée par Michael Pauron
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IN ENGLISH

Between Burundi and Saudi Arabia, the good business of human trafficking
Investigation Despite a long-standing solidarity with the Palestinian cause forged during anti-colonial struggles, African states struggle to counter Israeli influence. The Ambassador of Palestine to Côte d’Ivoire, Abdal Karim Ewaida, analyses these relations and welcomes what he sees as the awakening of African commitment in support of his country.
By Ukweli Coalition Media Hub, Africa Uncensored, Afrique XXI

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