Étienne Davignon, dernier témoin du meurtre de Lumumba et mentor du roi Baudouin

Cet aristocrate belge, jeune diplomate à Kinshasa, puis à Brazzaville, au moment de la traque et de l’exécution du Premier ministre congolais, en 1961, devra répondre aux questions des juges en janvier 2026, a décidé le parquet de Bruxelles. Un coup de tonnerre en Belgique, où ce proche du Palais, qui semblait intouchable, a ensuite a gravi tous les échelons de l’establishment.

L'image présente trois figures distinctes, chacune représentée dans un style photographique. 1. À gauche, un homme noir, habillé en costume sombre, lève un bras avec détermination, montrant potentiellement un geste de protestation ou de célébration. 2. Au centre, un homme plus âgé, d'apparence amicale, porte un blazer clair et un t-shirt bleu. Il semble être en train de marcher, dégageant une aura de respectabilité et de sagesse. 3. À droite, un homme habillé en uniforme militaire, portant des lunettes de soleil et des décorations sur sa tenue. Son expression est sérieuse, ajoutant une dimension de pouvoir ou d'autorité à son image. L'arrière-plan est de couleur sombre, mettant en valeur les personnages qui sont entourés d'un contour blanc, ce qui attire l'attention sur leurs différences de style et de caractère.
Patrice Lumumba (lors de sa sortie de prison, en janvier 1960), Étienne Davignon et le roi Baudouin (à Léopoldville, le 30 juin 1960).
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Graphisme : Afrique XXI

La page sera-t-elle jamais tournée ? À la veille de la célébration du 65e anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo (RD Congo) ce 30 juin, le fantôme de Patrice Lumumba, l’éphémère Premier ministre assassiné en 1961, refait surface.

À la surprise générale, le parquet fédéral belge a requis le renvoi devant le tribunal correctionnel de Bruxelles de l’un des derniers acteurs de la tragédie qui a marqué l’indépendance de l’ancienne colonie belge : le comte Étienne Davignon, 92 ans, devrait comparaître le 20 janvier 2026. Dans son réquisitoire, le parquet a estimé que la position d’Étienne Davignon, à l’époque jeune diplomate stagiaire à Kinshasa, puis à Brazzaville, lui avait permis d’avoir connaissance du projet d’arrestation de Patrice Lumumba. L’aristocrate belge est accusé de « détention et transfert illicite d’un prisonnier de guerre », « privation du droit à un procès équitable » et « traitements inhumains et dégradants ». L’intention de tuer n’a pas été retenue, et le non-lieu sur ce point a été demandé.

Une course contre le temps s’est engagée : la famille, dont le neveu, lanceur d’alerte, Jean-Jacques Lumumba, estime que « la Belgique a laissé aux responsables le temps de disparaître ». L’accusation ne manquera pas de rappeler que les circonstances de la mise à mort de Patrice Lumumba font partie de l’histoire de la RD Congo : le Premier ministre élu en mai 1960 et confronté à la mutinerie de l’armée dont Joseph Désiré Mobutu devient le commandant en chef est destitué le 5 septembre suivant.

Lumumba est traqué et emprisonné. Il s’évadera, mais sera rattrapé par l’armée de Mobutu, guidée par les Étatsuniens et soutenue par les Belges. Le souvenir de la poursuite de Lumumba et de ses deux compagnons, le ministre de la Jeunesse Maurice M’Polo et le sénateur Joseph Okito, a marqué le pays.

Guerre froide et traque des « communistes »

Ses adversaires étaient trop nombreux : les ressortissants du Kasaï ne lui avaient pas pardonné la répression de leur soulèvement1, les Katangais, sous la houlette de Moïse Tshombé, un ancien commerçant adoubé par la toute-puissante Union minière du Haut-Katanga, rêvaient de faire sécession, encouragés par certains milieux belges et par les Français désireux de reprendre pied dans un pays qui leur avait échappé lors de la conférence de Berlin, en 1885.

Mais, surtout, l’ancien colonisateur belge, représenté par le roi Baudouin, héritier de Léopold II , nourrissait une rancune tenace à l’encontre d’un homme qui, le 30 juin 1960, lors des cérémonies d’indépendance, avait prononcé un discours mémorable, – fondateur aux yeux de son peuple, insultant aux yeux des colonisateurs : « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. […] Nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir…2 »

Ce réquisitoire contre le colonialisme a eu des conséquences fatales : celui qui n’avait jamais voyagé en Union soviétique et dont les amis belges étaient plutôt des libéraux a été soupçonné de sympathie pour le communisme, ce qui, en ces temps de guerre froide, était l‘équivalent d’une condamnation à mort. Le douloureux périple de Patrice Lumumba se termine au Katanga, où il est transféré en janvier 1961.

L’ouvrage de Ludo de Witte réveille les mémoires

Lumumba et ses deux compagnons Joseph M’Polo et Okito ont été battus à mort durant le vol, à tel point que l’équipage belge avait fermé la porte de communication avec le cockpit pour ne plus être dérangé. Les détenus ont été transférés dans la villa d’un Belge, la maison Brouhez. Les dignitaires katangais ont passé la nuit à les insulter et à les frapper, jusqu’à ce que, le matin suivant, grièvement blessés et titubants mais encore debout, les trois captifs soient emmenés dans une clairière et fusillés.

Depuis les années 1960, après que Joseph Désiré Mobutu, l’ami félon, fut devenu le « Guide suprême » d’un pays rebaptisé « Zaïre », la mise à mort de Lumumba et de ses compagnons, une sorte de crime fondateur, est entrée dans l’histoire de l’Afrique.

En Belgique, l’affaire a longtemps été considérée comme classée. Malgré des articles de presse sporadiques, quelques livres et des rappels émanant de lumumbistes réfugiés en Belgique, les témoins et les acteurs belges de la descente aux enfers du Premier ministre ont coulé des jours prospères et tranquilles. Jusqu’à la parution d’un livre qui n’était pas une thèse académique ou un pensum lénifiant, mais le produit d’une véritable enquête menée par Ludo de Witte, alors fonctionnaire de l’État belge, mais surtout infatigable chercheur et homme de gauche : sobrement intitulé L’Assassinat de Lumumba(Karthala), l’ouvrage a réveillé les mémoires défaillantes et a mis le feu aux poudres.

La mise à mort, suivie d’heure en heure

Avec force précisions, il démontre que des citoyens belges, militaires, civils, fonctionnaires et diplomates, ont suivi d’heure en heure la mise à mort du Premier ministre. Entre autres détails sordides, l’opinion abasourdie apprend que les corps, d’abord enterrés près du lieu du crime, ont ensuite été transférés plus loin, découpés à la tronçonneuse et dissous dans un bain d’acide afin de faire disparaître toute trace matérielle.

Ces informations marquent le début d’une autre histoire, aussi belge que congolaise : convoquée au tournant de l’an 2000, une commission d’enquête parlementaire travaille avec une prudence de spéléologue, écoutant de nombreux témoignages éclairant les responsabilités de ressortissants belges mais écartant de son champ d’investigation le contexte de la guerre froide et l’implication d’autres acteurs, dont les États-Unis et la CIA, qui collaboraient étroitement avec leurs correspondants en Belgique.

À l’issue des travaux de la commission parlementaire, la Belgique, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Louis Michel, a présenté ses excuses aux familles des trois défunts. Après s’être engagé dans des promesses de dédommagement par le biais d’une fondation, le ministre libéral a estimé que, cette fois, la page était tournée.

Une dent pour dépouille

L’histoire n’est cependant pas terminée. Gérard Soete, l’un des militaires chargés de faire disparaître les corps, a tenu à emporter un « souvenir » macabre : deux dents arrachées à Lumumba dont l’une, selon ses dires, a été jetée dans la mer du Nord. L’autre, soigneusement conservée, a été saisie en 2016, mise dans une enveloppe et déposée dans un tiroir du parquet de Bruxelles.

En 2018, la Belgique soutient Félix Tshisekedi, qui a remplacé Joseph Kabila à l’issue de l’élection présidentielle controversée. Le nouveau maître de Kinshasa considère la Belgique comme son « autre Congo ». Lorsque la famille de Lumumba réclame le rapatriement de la relique de Lumumba, personne ne s’y oppose : en ces temps de réconciliation, il aurait été malvenu de rappeler que le père de Félix Tshisekedi n’avait pas toujours été un opposant farouche à Mobutu et qu’il avait signé l’acte d’arrestation de Patrice Lumumba en tant que ministre de la Justice. Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, collabore volontiers.

Mais comble de l’absurde, le mausolée construit à Kinshasa, près de l’échangeur de Limete, mal entretenu et mal gardé, a été cambriolé. Selon les autorités, les « restes » de Lumumba ont été transportés ailleurs par mesure de précaution.

Davignon, un pur produit de l’establishment

Après ces reconnaissances, il n’était plus question de s’interroger sur l’éventuelle responsabilité du roi Baudouin dans la décision d’éliminer Lumumba. La commission d’enquête parlementaire n’avait fait qu’effleurer la question : elle s’était contentée de relever que, lorsque le projet avait figuré dans une note remise au roi, ce dernier, qui paraphait toutes les pages du document, n’avait pas exprimé d’objection.

Il a également été exclu de pousser à fond l’interrogatoire des deux témoins belges encore vivants, Jacques Brassinne et Étienne Davignon. Le premier se trouvait au Katanga en tant que fonctionnaire colonial au moment de l’arrivée de Patrice Lumumba et de ses compagnons. Par la suite, il devait consacrer des années à rédiger ses souvenirs, à préparer une thèse de doctorat soigneusement étayée qui présentait les Belges au Katanga comme d’impuissants spectateurs d’une tragédie dont l’ampleur et les conséquences les dépassaient. Ce méritoire a été récompensé par son anoblissement.

Quant à Étienne Davignon, il est passé, littéralement, entre les gouttes et a toujours refusé d’expliquer quoi que ce soit. Et pour cause : jeune diplomate stagiaire âgé de 28 ans à l’époque des faits, il avait été envoyé en renfort à Kinshasa à la veille de l’indépendance, puis dépêché à l’ambassade belge à Brazzaville. La RD Congo n’avait représenté que la première étape d’une longue et prestigieuse carrière qui allait faire de lui l’un des hommes les plus en vue de Belgique. Étienne Davignon est un pur produit de l’establishment belge. Son itinéraire personnel rappelle l’époque où le petit pays était à la fois riche, respecté et, sur la RD Congo, très écouté les Étatsuniens.

Une famille proche du Palais

Dans un livre de souvenirs (Étienne Davignon, souvenir de trois vies, éditions Racine, 2019), celui qui a reçu le titre de comte raconte avec beaucoup d’allant la carrière d’un homme bien né, doué et menant trois vies, aussi réussies les unes que les autres : dans la diplomatie, à la Commission européenne et dans les affaires.

Cet homme débordant d’entregent est le fils d’un diplomate, le vicomte Jacques Davignon, qui a accompagné le roi Léopold III (1934-1951) lorsque ce dernier s’est rendu à Berchtesgaden pour s’entretenir avec Adolf Hitler, ce qui lui a été ensuite reproché. Sa mère, née de Liedekerke, était dame d’honneur de la reine Elisabeth, veuve du roi Albert (1909-1934) et à l’origine du prestigieux « Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique ».

Formé dans les collèges catholiques, diplômé de l’Université de Louvain, fils de bonne famille, c’est tout naturellement que celui que l’on appelle « Stevie » choisit la carrière de diplomate. Stagiaire mais muni d’un solide carnet d’adresses, il se retrouve donc avant ses 30 ans dans un pays qui vient d’accéder à l’indépendance sans y avoir été préparé.

« Nous ne savions pas »...

Dans son ouvrage, Étienne Davignon insiste sur le fait qu’à l’époque les décisions concernant le Congo belge relevaient avant tout du ministre des Affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden, et non de son supérieur direct, le ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny. Les deux hommes, cependant, ne divergeaient pas politiquement.

Subalterne et stagiaire peut-être, homme de confiance certainement : le jeune diplomate assiste à la cérémonie du 30 juin à Léopoldville (la future Kinshasa), et il constate que le roi Baudouin, après avoir prononcé « un discours incroyablement paternaliste », est « blanc de colère » lorsque Lumumba prononce son discours jugé « insolent et agressif ».

Alors que les troubles entraînent le départ précipité des Belges, Davignon se montre très discret sur son rôle au moment de la poursuite puis de l’assassinat du Premier ministre destitué : « En Belgique, chez le Premier ministre ou aux Affaires étrangères, nous ne savions pas qu’il [Patrice Lumumba] était mort. Un mois plus tard, nous avons débarqué à Elisabethville [aujourd’hui Lubumbashi], le jour de l’annonce officielle de son décès. »

Affaires étrangères, Société générale de Belgique...

S’il affirme n’avoir rien su, Davignon introduit cependant la question qui fâche : « Et le Palais royal, lui, savait-il ? » Il se demande notamment si le major Guy Weber, proche de Moïse Tshombé et officier du roi, avait informé le souverain de ce qui se préparait.

Les documents exhumés par la commission d’enquête parlementaire ont déjà répondu à sa question : ils rappellent que le chef de l’État a pris connaissance, au moins une fois, d’une lettre adressée à son chef de cabinet par le major Weber qui assurait que la vie de Lumumba était menacée, information qui n’avait suscité aucune réaction. Il est vrai que la lettre, lue avec attention par le roi et paraphée à chaque page, traitait surtout de son prochain mariage...

La mise en cause d’Étienne Davignon pour une histoire ancienne mais jamais oubliée interpelle l’establishment belge, au sein duquel l’affable vicomte a prospéré : après son aventure africaine, « Stevie », jusqu’en 1976, a été directeur politique aux Affaires étrangères et a joué un rôle important au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il a été vice-président de la Commission européenne, responsable du marché intérieur et de l’industrie. En 1985, il est membre du Conseil d’administration de la Société générale de Belgique et pèse de tout son poids pour que la vénérable holding, qui devait tant à la RD Congo, passe sous le contrôle de la société française Suez, échappant ainsi à l’Italien Carlo de Benedetti.

Récompensé pour service rendu ?

Solvay, Sofina puis Petrofina, Union minière devenue Umicore… C’est Davignon aussi qui, après la faillite de la Compagnie nationale Sabena, a lancé Brussels Airlines. On le retrouve également à la tête du Palais des beaux arts de Bruxelles, du circuit automobile de Spa-Francorchamps et de multiples autres institutions, sans oublier la Commission trilatérale et de nombreuses fondations européennes.

S’il comparaît devant un juge bruxellois, Étienne Davignon devra convoquer les souvenirs de ses années de jeunesse. On lui demandera peut-être si les innombrables promotions qui marquèrent sa longue carrière ne furent pas en partie un témoignage de reconnaissance pour les services rendus durant ses années africaines.

La famille de Patrice Lumumba, qui sera présente au procès, expliquera pourquoi, jusqu’au bout, elle a insisté pour qu’Étienne Davignon ait enfin l’occasion de dire « sa » vérité. Jean-Jacques Lumumba le rappelle déjà : « C’est la démocratie congolaise qui a été décapitée avec l’assassinat de Lumumba, le Congo en pâtit encore aujourd’hui. Le fait que cette démocratie ait été arrêtée à ses débuts a précipité le pays dans le chaos que nous connaissons encore. »

1Le Monde, «  M. Lumumba a mis fin à la sécession de l’“État minier” du Kasai  », 30 août 1960, à lire ici.

2Patrice Lumumba, «  Discours de l’indépendance  », 30 juin 1960, disponible ici.