La lettre hebdomadaire #185

Guinée. Pour Fonikè et Billo

Cette image est une peinture abstraite riche en couleurs vives. On y distingue des formes géométriques et des traits qui évoquent des silhouettes humaines. Les teintes dominantes sont des jaunes, oranges, bleus et rouges, créant une ambiance dynamique et chaleureuse. Les contrastes entre les couleurs suggèrent une profondeur et une texture, avec des coups de pinceau visibles qui ajoutent du mouvement à l'œuvre. L'ensemble dégage une impression de vie et d'énergie, laissant place à l'interprétation personnelle.
«  Connecting, 2020 (Ouganda).
© Ronex Ahimbisibwe

ÉDITO

POUR FONIKÈ ET BILLO

Par Laurent Duarte, membre du comité éditorial d’Afrique XXI, ancien secrétaire exécutif de Tournons la page

Il y a un an, dans une boucle de messagerie instantanée, j’apprenais l’arrestation de Fonikè Menguè (Oumar Sylla) et Billo Bah. Une nouvelle arrestation par le régime civilo-militaire de Guinée, qui attaquait les voix dissidentes depuis des mois.

En mai 2022, le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) avait interdit « toutes manifestations sur la voie publique de nature à compromettre la quiétude sociale et l’exécution correcte des activités contenues dans le chronogramme, […] pour l’instant jusqu’aux périodes de campagnes électorales ».

Le Front national pour la défense de la constitution (FNDC) avait été dissous en août de la même année, et Oumar Sylla avait été interpellé dans l’intervalle, quelques semaines plus tôt. La presse était sous pression, et Billo Bah, à son tour, avait été détenu après des manifestations en janvier 2023. Ce régime brutal avait déjà conduit des camarades à la clandestinité ou à l’exil dans des pays voisins ou en Europe.

Depuis leur kidnapping l’année dernière et à mesure que les nouvelles s’assombrissaient, leur présence occupait de plus en plus ma conscience. Depuis lors, dans un coin de ma tête, ils sont là. Lors de la récente dédicace du livre d’un ami avec qui ils ont tant milité, ils étaient dans tous les esprits. Lors d’une discussion sur le sort des défenseurs des droits humains dans le monde, ils sont là. Si je retrouve un camarade en exil en France pour un déjeuner amical, ils sont toujours là. Comment garder espoir quand tout porte à croire que la vie leur a été ôtée ?

Avec le temps, lorsqu’on accompagne et soutient des activistes prodémocratie, on s’habitue à toutes les bassesses. On se dote d’une carapace pour absorber les innombrables vidéos et images de torture ou de blessés par balles, pour encaisser les désertions, les trahisons, les arrestations des camarades. Ça devient la routine. Mais on ne se résout jamais au pire. La disparition forcée constitue certainement le crime le plus odieux. Nos amis ne sont ni morts, ni en vie. Ils sont dans les limbes, les familles et les proches, toujours rattrapés par l’espoir de leur réapparition, sont empêchés de faire leur deuil.

Souvent, quand je passe des moments de tendresse avec mes enfants du même âge que les leurs, j’imagine la douleur qui serre les cœurs des épouses de Billo et Oumar. Et puis, je me ressaisis en me rappelant que pendant des années, avant ce 9 juillet 2024, malgré les arrestations, les menaces, les problèmes médicaux en prison, l’éloignement de leurs proches… ils n’ont cessé de s’activer, gardant la tête haute et la joie de vivre.

J’ai eu peu l’occasion de croiser Billo (mais les échos de sa qualité, de sa douceur et de sa droiture sont nombreux). En revanche, je n’oublierai jamais ma première rencontre avec Fonikè Menguè. C’était à Niamey, au Niger, en juillet 2019, pour l’assemblée générale internationale du mouvement Tournons la page.

Nous avions déjà échangé plusieurs fois par messagerie. Sa joie de vivre et sa détermination avaient envahi le hall de l’hôtel. Salutations à tout va, selfies, cris guerriers de « Camarade, salut ! », chant du FNDC. Pendant des heures, Oumar, à peine descendu de l’avion, avait effectué son travail inlassable d’agitateur de consciences. Plus personne ne pouvait dire qu’il n’avait pas entendu parler des luttes du FNDC et des affres du régime d’Alpha Condé, président de 2010 jusqu’au coup d’État de septembre 2021.

Pendant des jours, il avait mobilisé, discuté parfois jusqu’à l’agacement, pour convaincre de la plus haute importance de son combat. Au dernier jour de la réunion, des dizaines de personnes étaient venues me voir, une par une, m’enjoignant de ménager un temps dans l’agenda pour enregistrer des vidéos de soutien au peuple de Guinée. En trois jours, il venait de rallier cent nouveaux militants à sa cause. C’était ça, Oumar Sylla. Son abnégation et sa force emportaient l’adhésion.

C’est cette puissance combative que Mamadi Doumbouya et ses affidés ont voulu faire taire. Le récit, dans l’hebdomadaire français Le Point du 9 juillet, des conditions de l’enlèvement de Fonikè et de Billo par leur camarade d’infortune Mohamed Cissé, sorti à demi-mort du bagne de Fotoba et désormais en exil, ne laisse aucune place à l’espoir. Mais cette terrifiante interview ne change rien au fait que si le régime a pu réduire au silence deux grands militants, il n’étouffera jamais l’inexorable désir de liberté du peuple de Guinée. On peut faire taire un homme, mais on ne peut effacer ses combats de nos mémoires collectives. Pas tant que des personnes seront là pour les commémorer. On pense à vous.

Camarades, salut !
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À LIRE

FICHIERS ÉLECTORAUX BIOMÉTRIQUES, UN CARTEL POSTCOLONIAL

Poursuivant son travail sur le marché des fichiers électoraux biométriques en Afrique – un business au carrefour de la démocratie et des technologies numériques –, la politiste française Marielle Debos démontre la persistance de la domination d’un cartel européen postcolonial dans un article intitulé « A Postcolonial Card Cartel. How European Companies Sold Biometric Voting in Africa » (« Un cartel des cartes postcolonial. Comment des compagnies européennes ont vendu le vote biométrique en Afrique »), publié en juin chez Development and Change, International Institute of Social Studies.

Paradoxale trajectoire que celle de la technologie numérique dans les élections, promue, à l’origine, par les bailleurs de fonds occidentaux pour garantir de meilleurs scrutins, puis abandonnée par eux en raison de son coût exorbitant ; et pourtant adoptée par la suite par les États africains prêts à financer ces investissements coûteux sur fonds propres. Comme l’écrit Marielle Debos, ces solutions biométriques n’ont, bien sûr, « rien changé à la qualité des élections ni au risque de crise postélectorale ».

Alors que la compétition mondiale faisait rage autour des nouvelles technologies en général, « celles dévolues aux élections sont restées confinées à quelques grands acteurs privés » : « un cartel des cartes » souvent néocolonial, raconte l’autrice. Elle s’attarde notamment sur deux géants tricolores, Thales et Idemia, qui contrôlent de larges parts du marché africain, surtout dans l’ancien Empire français. « Les deux compagnies ont conclu au moins un contrat de biométrie électorale dans chacun des pays où était déployée l’opération antiterroriste française Barkhane : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad », poursuit-elle.

Marielle Debos met en lumière l’intérêt « techno-politique » de la France lié à la volonté de maintenir son rang international, caractérisé « par des relations étroites entre l’industrie et la sphère politique ». L’histoire des deux compagnies étudiées témoigne du soutien de l’État français à ces industries nationales et de leur « dimension postcoloniale ».

En 2023, rappelle Marielle Debos, le parquet financier français a ouvert une information judiciaire « sur des marchés remportés dans plusieurs pays africains entre 2015 et 2018 ». Cette enquête porte, écrit-elle, « sur une dizaine de marchés publics (cartes d’identité, cartes d’électeur, permis de conduire) ». « La proximité des dirigeants d’entreprise avec les milieux politiques et l’administration étatique se joue à plusieurs niveaux », insiste-t-elle : au-delà de la convergence idéologique, les sphères économique et politique s’enchevêtrent, via des subventions publiques et des participations au sein de Civipol, l’opérateur de coopération technique internationale du ministère français de l’Intérieur.

« Il est ironique, s’amuse la politiste, qu’une technologie présentée comme une solution à la fraude électorale finisse par créer de nombreuses opportunités d’irrégularités au sein des entreprises » à travers moult scandales liés à la fraude, à la corruption et à l’enrichissement des élites. Comme dans d’autres secteurs lucratifs, les procédures de sélection et les relations avec les cercles de pouvoir locaux sont opaques, et le contrôle des conditions et des paiements, minimal, avec « des risques importants de corruption » augmentés par des délais souvent contraignants.

L’enquête de Marielle Debos s’achève par la mise en lumière d’importants enjeux, pour le continent, autour de la propriété des données africaines ainsi récoltées. Elle souligne enfin les risques réputationnels et financiers encourus pour les compagnies européennes, dans un contexte de mobilisations anti-impérialistes croissantes.

À lire : Marielle Debos, « A Postcolonial Card Cartel. How European Companies
Sold Biometric Voting in Africa »
, Development and Change, International Institute of Social Studies, 27 pages, juin 2025.


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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

Enlèvements, tortures... Vers une élection présidentielle sans opposant en Tanzanie
Analyse Alors que les Tanzaniens éliront en octobre leur président, la répression à l’encontre des membres de l’opposition gagne en intensité. La candidate du Chama cha Mapinduzi, au pouvoir depuis 1961, n’a plus, pour l’heure, aucun concurrent sérieux.
Par Zoé Debussy

Au Burundi, un régime en crise et une jeunesse qui fuit le pays en masse
Reportage À l’issue des élections législatives et communales du 5 juin, le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, a remporté 100 % des sièges à l’Assemblée nationale. Derrière ce résultat se cachent de profondes crises, économique et politique. Désespérés, des milliers de jeunes quittent leur foyer pour tenter leur chance dans les pays limitrophes.
Par Éric Nduwayo

Togo. Derrière la répression, un clan de plus en plus divisé
Analyse Depuis début juin, des manifestations spontanées ont éclaté pour demander la libération du rappeur Aamron, dénoncer la gouvernance du pays et obtenir le départ de Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005. Mais cette révolte illustre aussi et surtout de vives tensions au sein même du régime.
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Benoît Trépied. « Ce n’est pas une histoire de démocratie, c’est une histoire de décolonisation »
Entretien Il y a un peu plus d’un an, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’embrasait et se rappelait au bon souvenir de la France comme étant l’un de ses derniers territoires coloniaux. Auteur de Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’anthropologue Benoît Trépied rappelle ici les responsabilités de l’État français, qu’elles soient immédiates ou historiques.
Par Rémi Carayol
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IN ENGLISH

In Burundi, a deeply desperate population and a regime on a knife edge
Analysis Following the legislative and local elections on 5 June, the ruling CNDD-FDD party won 100% of the seats in the National Assembly. Behind this result lie deep-seated economic and political crises. Thousands of desperate young people are leaving their homes to try their luck in neighbouring countries.
By Éric Nduwayo

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