
L’avion de Kenya Airways qui a ramené le corps de Raila Odinga le 16 octobre, numéroté en son honneur « RAO 001 », a été l’un des vols les plus suivis au monde ce jour-là1. La veille, à l’âge de 80 ans, l’ancien Premier ministre du Kenya avait succombé, en Inde, à une crise cardiaque. Alors que sa dépouille traversait le ciel en direction de Nairobi, des milliers de personnes voulaient accompagner jusqu’au bout cet homme dont l’odyssée politique a marqué le destin du Kenya pendant près d’un demi-siècle.
Impliqué dans le coup d’État manqué de 1982 contre le président Daniel arap Moi, l’homme qui s’était autoproclamé « président du peuple » en 2018 à l’Uhuru Park de Nairobi2 a oscillé entre rébellion et réconciliation. Et il continue d’influencer l’imaginaire politique du Kenya : sa tombe, à Bondo, dans le comté de Siaya (dans l’Ouest), est devenue un lieu de pèlerinage où des politiciens espèrent hériter, même un peu, des mystères d’« Agwambo » (« le mystérieux »), ou plus prosaïquement d’une partie de ses partisans.
Comme tous ceux qui deviennent des mythes, Raila était connu sous plusieurs surnoms, chacun représentant une part de sa légende : « Baba » (« Père »), pour son autorité patriarcale et sa présence unificatrice après le décès de Moi ; « Tinga » (« Tracteur »), pour son Parti national du développement, symbole d’énergie, de courage et d’élan vers l’avant ; « Mzee wa Vitendawili » (« l’homme aux énigmes »), pour la manière cryptique dont il transmettait son message, ou le dissimulait. Mais aucun ne le décrivait mieux qu’Agwambo.
« Le pont inachevé de la démocratie »
Raila Odinga était un paradoxe permanent : le perdant qui commandait sans doute la majorité, le prophète de la démocratie qui dirigeait son parti d’une main de fer, le radical qui pouvait dîner avec le pouvoir quand la nation s’y attendait le moins... Ses défaites n’étaient jamais vraiment des défaites ; elles étaient les chapitres d’une longue histoire qui refusait de se terminer.
L’historien politique Adams Oloo a un jour décrit Raila Odinga comme « le pont inachevé de la démocratie kényane, l’homme qui a conduit la nation jusqu’à la rivière, mais qui ne l’a jamais traversée lui-même ».
Celui qui s’est présenté sans succès cinq fois à la présidentielle a travaillé avec quatre présidents kényans. Il a collaboré avec Daniel arap Moi pendant la lutte pour la démocratie multipartite, occupant même le poste de secrétaire général du New Kenya African National Union (New KANU3). Il a ensuite partagé le pouvoir avec Mwai Kibaki en tant que Premier ministre après les élections controversées de 2007, que beaucoup considèrent d’ailleurs comme ayant été remportées par Raila.
Odinga est demeuré muet lorsque de Uhuru Kenyatta (président de 2013 à 2022) et William Ruto (vice-président de ce dernier) étaient poursuivis par la Cour pénale internationale (CPI), à partir de 2011, pour les exactions perpétrées lors de la crise de 2007-2008 qui avaient fait 1 100 morts. Faute de témoins (qui ont changé d’avis ou qui ont disparu), la CPI a abandonné les charges respectivement en 2014 et en 2016. En 2018, il a serré la main de Uhuru Kenyatta dans le cadre d’un accord qui a contribué à stabiliser un gouvernement déchiré par des conflits internes, notamment par des tensions entre le chef de l’État et son adjoint et successeur à la tête du pays, William Ruto. En 2024, dans son dernier acte politique et à l’encontre de certains cadres de son parti (Orange Democratic Movement, ODM, créé par Odinga en 2006), Raila a proposé sa coopération à Ruto lui-même après que les manifestations de la génération Z avaient menacé de le destituer.
Réunions clandestines contre le parti unique
Charles Ndegwa, rédacteur en chef chevronné qui a travaillé pour les journaux The Standard et Nation, se souvient :
Raila a marqué les débats politiques par ses initiatives imprévisibles et souvent astucieuses, et a fait vendre des journaux comme aucun autre homme politique. Il était à la fois l’actualité et la tempête.
Suivre les traces de Raila Odinga en coulisses permet de comprendre la démocratie kényane. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, il contribue à la naissance de la démocratie multipartite. Sa voix et celles d’autres personnalités telles que Martin Shikuku, Charles Rubia et James Orengo retentissent lors de réunions clandestines et de rassemblements à Kamukunji Ground pour exiger l’abrogation de la section 2A, la clause constitutionnelle qui faisait du Kenya un État à parti unique. Il s’oppose ensuite au projet de Constitution de 2005 (« Wako Draft »), qui, selon lui, aurait accordé des pouvoirs impériaux à la présidence. Mais sera à l’origine de celle de 2010.
En 2017, sa persévérance a réécrit l’histoire électorale africaine. Sa requête contre le président élu Uhuru Kenyatta a conduit la Cour suprême à annuler l’élection présidentielle, un acte sans précédent sur le continent.
« Uhuru ne peut pas m’arrêter »
Il a ensuite appelé au boycott des entreprises qu’il accusait d’avoir participé à des irrégularités électorales, imposant ainsi ce débat dans les foyers, les bars et les églises.
La situation politique au Kenya n’est revenue à la normale qu’après la conclusion d’un accord entre Raila et Uhuru. À la suite de leur trêve, ce dernier a renoncé à faire arrêter Raila parce qu’il s’était autoproclamé « président du peuple », un acte que le gouvernement avait qualifié de trahison. En retour, Raila a demandé à ses partisans d’abandonner la campagne de « résistance » et de passer à autre chose.
« Uhuru ne peut pas m’arrêter », aurait confié Raila à Kipkoech Tanui. Ce journaliste politique raconte cette anecdote dans un article hommage à Raila,publié le 16 octobre sur le site de Switch TV. Il ajoute que les deux dirigeants se connaissaient depuis leur enfance. Le père de Raila, Jaramogi Oginga Odinga, a été le premier vice-président du Kenya indépendant sous le père d’Uhuru, Mzee Jomo Kenyatta (président de 1964 à 1978).
On aurait pu penser que son enterrement mettrait fin à une vie en perpétuel mouvement. Au contraire, il a ouvert un nouveau théâtre.
« Sa tombe est désormais un lieu dédié à la politique »
Sa maison de Bondo, à 400 km de Nairobi, nichée au milieu d’arbres africains indigènes, de bétail, d’un verger, et bercé par des vents doux du lac Victoria, est devenue à la fois un sanctuaire et une scène. Les dirigeants de tous bords politiques viennent s’y agenouiller, certains avec sincérité, d’autres par calcul.
L’analyste politique Herman Manyora résume bien la situation :
Raila était un homme politique unique en son genre. Même après sa mort, il continue d’exercer une grande influence sur la politique kényane. Sa tombe est désormais un lieu dédié à la politique.
Certains partisans inconditionnels de l’Orange Democratic Movement ont tenté d’empêcher les détracteurs connus de Raila de se rendre sur sa tombe, jusqu’à ce que sa famille intervienne. Le gouverneur de Nairobi, Johnson Sakaja, a été ridiculisé sur Internet pour avoir « pleuré plus que les proches du défunt ». Les Kényans ont plaisanté en disant qu’il « exploitait simplement l’héritage de Baba », sachant bien que, selon la légende, Raila pourrait, d’un simple murmure, mobiliser les votes à Nairobi, Kisumu et Mombasa.
Une salve de dix-sept coups de canon
Le plus grand rebondissement dans la longue et imprévisible histoire de Raila est peut-être venu du président William Ruto. Rivaux acharnés, les deux hommes se sont affrontés pendant des décennies dans l’arène politique kényane. Pourtant, c’est Ruto qui lui a rendu le plus grand des hommages.
Il a qualifié Raila d’« homme qui aspirait à voir une nation démocratique où le multipartisme prospérerait ». Puis il lui a accordé des funérailles nationales, une salve de dix-sept coups de canon et le titre de Chief of the Order of the Golden Heart (CGH), la plus haute distinction civile du Kenya.
Était-ce une réconciliation ? Du respect ? Ou un symbole politique, cet art kényan ancestral qui consiste à brouiller les sentiments et la stratégie ? Peu de gens peuvent le dire.
La dernière énigme de Baba
Ruto est allé plus loin, promettant de « protéger » l’ODM, le parti que Raila avait construit à partir de rien, et de « traiter de manière décisive quiconque oserait le détruire ». Pourtant, peu après, l’ODM a commencé à se fissurer.
Trois semaines avant sa mort, lors d’une réunion du groupe parlementaire de l’ODM, Raila Odinga avait lancé à ses partisans une phrase qui allait résonner dans tout le parti comme une prophétie : « Qui vous a dit que l’ODM n’aurait pas de candidat à l’élection présidentielle de 2027 ? » Une réplique devenue la nouvelle énigme de la politique kényane, interprétée et vivement débattue par des hommes et des femmes qui ont autrefois défilé sous une même bannière orange.
Le secrétaire général Edwin Sifuna, les députés Babu Owino, Caleb Amisi et leurs alliés insistent sur le fait que Raila voulait dire que l’ODM devait présenter son propre candidat et rejeter toute coopération avec la United Democratic Alliance du président Ruto. Mais ses protégés qui siègent désormais au cabinet de Ruto – le secrétaire d’État aux Finances John Mbadi, le secrétaire d’État à l’Énergie Opiyo Wandayi et la présidente de l’ODM Gladys Wanga – affirment qu’il faisait référence à la continuité, et non à la défiance.
« Il gardait pour lui bon nombre de ses opinions »
Wafula Buke, son allié de longue date et par ailleurs ancien détenu, explique : « Raila avait des révolutionnaires et des partisans. Pour les gérer, il s’exprimait par énigmes. Mais pour ses proches, il était clair : l’ODM aurait un candidat à la présidence en 2027. C’était sa dernière position. »
Les analystes politiques ont déjà baptisé les deux factions nées des paroles du défunt : les « guerriers de l’ODM », qui prônent la confrontation, et les « parasites de l’ODM », qui cherchent le confort dans un gouvernement à large base. Les deux prétendent être les véritables gardiens de la dernière volonté de Baba.
Pour Salim Lone4, porte-parole de longue date, seul Raila connaissait la solution de ses énigmes :
Raila gardait pour lui bon nombre de ses opinions sur des questions politiques sensibles. Ce « secret » dérangeait naturellement ses collègues. Il était également pratiquement impossible de savoir qui étaient ses principaux conseillers. Ironiquement, ces handicaps ont fini par créer chez Raila un énorme atout personnel et politique : une conviction profonde qui a été la clé de son succès politique.
Cependant, pour son ancien assistant Miguna Miguna, le génie de Raila a également causé sa perte. « Il a inspiré la révolution, mais ne l’a jamais menée à terme », a déclaré Miguna. « Il voulait le changement, mais uniquement selon ses propres conditions. »
La GenZ, « les enfants de ma lutte »
Dans ses Mémoires intitulées Peeling Back the Mask (AuthorHouse, 2012), Miguna ajoute : « Raila excellait peut-être en tant que meneur de foules et chef de l’opposition. Cependant, une fois placé à un poste à responsabilités où ses performances pouvaient être facilement contrôlées, son bilan a déclenché des signaux d’alarme qui ne pouvaient être ignorés. »
Le dernier clin d’œil politique de Raila n’était peut-être pas destiné à la vieille garde qui constitue l’essentiel de la classe politique kényane, mais à la nouvelle génération, cette GenZ toujours en effervescence. Lors des manifestations de 2024 contre la corruption et la mauvaise gestion, il les a salués comme « les enfants de [sa] lutte », ajoutant qu’il « se retirait des manifestations », satisfait que les jeunes aient repris le flambeau.
Mais lorsqu’il a ensuite conclu un accord de collaboration avec le président Ruto, de nombreux jeunes manifestants se sont sentis trahis. Raila a expliqué qu’il craignait que le Kenya ne se dirige vers un coup d’État militaire et qu’« un dirigeant civil imparfait valait mieux qu’un général en uniforme ». C’était une justification à la fois pratique et paradoxale, typiquement Agwambo.
« L’homme mystérieux » maîtrisait l’ambiguïté, son arme la plus puissante lui permettant d’être à la fois la question et la réponse dans l’énigme politique du Kenya. Alors que la nation s’interroge sur le sens de ses derniers mots, son message, comme dirait Chinua Achebe, « porte toujours un chapeau », en référence au chapeau blanc à large bord qu’Odinga arborait toujours, remis à sa veuve, Ida Odinga, par sa fille Winnie, à la sortie de l’avion RAO 001, sur le tarmac de l’aéroport Jomo-Kenyatta.
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1Aggrey Mutambo, « The world’s most tracked flight this week », The East African, 18 octobre 2025 à lire ici.
2Al Jazeera, « Raila Odinga ‘sworn in’ as Kenya’s people’s president », 30 janvier 2018, à lire ici.
3Parti issu en 2002 de la fusion du Kenya African National Union (KANU) et du National Development Party (NDP).
4Salim Lone : My 45 years with Raila Odinga, Daily Nation, 19 octobre 2025, à lire ici.
5Aggrey Mutambo, « The world’s most tracked flight this week », The East African, 18 octobre 2025 à lire ici.
6Al Jazeera, « Raila Odinga ‘sworn in’ as Kenya’s people’s president », 30 janvier 2018, à lire ici.
7Parti issu en 2002 de la fusion du Kenya African National Union (KANU) et du National Development Party (NDP).
8Salim Lone : My 45 years with Raila Odinga, Daily Nation, 19 octobre 2025, à lire ici.