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« Le Panorama du Congo », une fake news coloniale enfin démasquée

Histoire · Une copie numérisée de l’œuvre monumentale présentée en 1913 lors de l’Exposition universelle de Gand, en Belgique, est actuellement présentée au musée de Tervuren. Enrichie par des esquisses et des enregistrements rapportés de la colonie belge par les peintres, l’exposition révèle la violence coloniale, aux antipodes de la propagande de l’époque.

L'image représente une scène de pêche paisible au bord d'un cours d'eau. À gauche, un homme est assis sur une grosse pierre, tenant une canne à pêche, attentif à l'eau. De petites vagues se forment autour des rochers, créant une ambiance tranquille. En arrière-plan, on aperçoit d'autres pêcheurs, engoncés dans la nature, avec des arbres et des herbes qui ajoutent une touche de vie à ce paysage. La lumière joue sur l'eau, offrant des reflets lumineux qui rappellent la douceur d'une journée ensoleillée. L'ensemble évoque un moment de sérénité et une connexion avec la nature.
Fragment du Panorama du Congo, œuvre de 115 mètres de long et de 14 mètres de hauteur (1913).
© Decolonizing The Panorama of Congo

En 1913, l’Exposition universelle, organisée dans la ville flamande de Gand, en Belgique, était destinée à vanter les mérites de la colonisation belge en Afrique centrale. Celle-ci avait débuté en 1885, à l’issue de la conférence de Berlin, lorsque Léopold II, le deuxième roi des Belges, avait réussi à convaincre ses rivaux européens de lui attribuer la « cuvette centrale », un territoire de 2 345 000 km2, qui allait devenir sa propriété personnelle. Il rappellera souvent que le Congo avait été acquis avec ses propres deniers, mais omettait au passage de dire qu’il avait aussi bénéficié d’un emprunt consenti par l’État belge.

Surtout, la brutalité de la conquête avait suscité de violentes critiques, principalement dans le monde anglo-saxon, alimentées par des reportages publiés dans la presse britannique et états-unienne. Cette dernière relatait avec précision les châtiments corporels, le travail forcé imposé aux indigènes et les mains coupées des récalcitrants. Les photos illustrant ces pratiques avaient circulé à travers l’Europe et avaient entaché la réputation d’un pays à peine centenaire.

En réponse, une première Exposition universelle avait été organisée à Bruxelles en 1897 pour montrer un versant plus « positif » de la colonisation… L’opinion belge retiendra surtout que des indigènes congolais amenés en Belgique avaient été exposés aux badauds dans un froid glacial. Neuf d’entre eux avaient été emportés par la maladie, avant d’être enterrés à la hâte dans une parcelle du cimetière de Tervuren (une localité proche de Bruxelles) jusque-là réservée aux prostituées.

En 1908, le roi cède finalement le Congo à la Belgique. Le gouvernement de l’époque accepte l’offre non sans réticences : pour lui, la colonie, objet de nombreux scandales, ne devait pas entraîner de frais pour la métropole. Deux ans plus tard, en 1910, le Palais des colonies est inauguré à Tervuren. L’édifice, réalisé par l’architecte français Charles Girault sur le modèle du Petit Palais, à Paris, avait été commandé par Léopold II et payé sur sa cassette personnelle grâce aux bénéfices tirés du Congo.

Faire oublier au plus vite les scandales

Désireuse de répondre une nouvelle fois aux critiques internationales et de vaincre les réticences d’une opinion belge sceptique, l’Exposition universelle de Gand, en 1913, devait une fois de plus mettre l’accent sur l’« œuvre civilisatrice » menée au Congo et illustrer la « mise en valeur » économique du territoire et le travail des missions.

C’est dans ce cadre qu’est commandée l’œuvre monumentale Le Panorama du Congo, une peinture circulaire de 115 mètres de long et de 14 mètres de hauteur et qui attirera les foules. Elle a été réalisée par deux des meilleurs peintres belges de l’époque, Alfred Bastien et Paul Mathieu. Équilibre oblige, l’un était catholique, l’autre franc-maçon.

Alfred Bastien, l'un des peintres du {Panorama du Congo}, en train de travailler sur une scène de l'œuvre, dans son atelier (1911).
Alfred Bastien, l’un des peintres du Panorama du Congo, en train de travailler sur une scène de l’œuvre, dans son atelier (1911).
© Decolonizing The Panorama of Congo

Le ministre des Colonies, Jules Renkin, leur avait proposé un an plus tôt de se rendre au Congo et de visiter le port de Matadi. Ce dernier, construit à l’embouchure du fleuve Congo, était le point de départ des navires marchands qui traversaient l’Atlantique chargés d’ivoire, de caoutchouc et de ballots de coton. Le Panorama du Congo a reçu un budget de 123 000 francs belges, une somme considérable pour l’époque, équivalant à douze années de travail pour un ouvrier belge.

N’ayant que huit semaines pour repérer les lieux depuis le port de Matadi jusqu’à la capitale, Léopoldville – aujourd’hui la tentaculaire Kinshasa –, Paul Mathieu et Alfred Bastien se cantonnent à l’embouchure du fleuve et à ses rives mais sans chômer pour autant : de leurs repérages ils rapportent 150 photos, 70 esquisses ainsi que des enregistrements de voix congolaises captés sur des rouleaux de cire, les « phonographes », ces enregistreurs de l’époque. Revenus en Belgique, les deux peintres sont aidés par d’autres artistes, dont Charles Léonard, Armand Apol et Adrien Schultz.

« Le pavillon des mains coupées »

Durant l’exposition, accueilli dans un pavillon d’architecture orientale, le public est dirigé vers un balcon d’observation d’où il découvre un Congo coloré, idéalisé, qui illustre parfaitement le propos des organisateurs de l’exposition et les désirs du ministre des Colonies : démontrer le passage de la barbarie à la civilisation.

Après avoir suscité l’engouement des foules à Gand, l’œuvre est présentée une seconde fois à l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1935. Ce sera sa dernière apparition publique. Par la suite, l’immense toile est soigneusement enroulée et rangée dans un cylindre dans le Palais des colonies, à Tervuren, puis dans le musée de l’armée, installé dans le parc du Cinquantenaire, à Bruxelles. Cet autre lieu symbolique surplombant la « ville basse » avait été créé à l’occasion du 50e anniversaire de la naissance de la Belgique, en face du « pavillon des mains coupées », un autre bâtiment rebaptisé ainsi avec sarcasme par le leader socialiste Émile Vandervelde, car il avait été financé par l’argent du Congo.

Une carte postale de propagande représentant une partie du {Panorama du Congo}, intitulée « Village et danses indigènes » (1911).
Une carte postale de propagande représentant une partie du Panorama du Congo, intitulée «  Village et danses indigènes  » (1911).
© Wikimedia

Le Panomara du Congo sera endommagé durant la Seconde Guerre mondiale : les occupants allemands ont troué l’étui, craignant qu’il n’abrite des obus… Malgré les efforts déployés par le ministère des Colonies et par les héritiers de Léopold II, l’« œuvre coloniale » n’a jamais fait l’unanimité en Belgique. Et nul ne va se soucier de réparer ou d’exposer l’œuvre, définitivement passée de mode.

Reconsidérer « Le Panorama » avec un regard contemporain

Il faut attendre 2022 pour qu’elle fasse l’objet d’une digitalisation et que l’on prenne conscience de son intérêt historique. La reproduction de la toile, présentée au musée Tervuren depuis le 28 novembre, est neuf fois plus petite que l’originale. De larges pans de cette dernière sont cependant exposés dans des salles situées dans le sous-sol du musée, sans commentaire, en face d’une pirogue de 22 mètres de long et d’une petite pièce consacrée à la dénonciation du racisme.

{Le Panorama du Congo}, lors d'une opération d'entretien (changement du rouleau), en 2022.
Le Panorama du Congo, lors d’une opération d’entretien (changement du rouleau), en 2022.
© War Institute Heritage

L’exposition démontre combien au fil du temps et des critiques la vocation actuelle de l’institution a profondément changé : il ne s’agit plus d’illustrer l’« œuvre civilisatrice » de la Belgique au Congo mais d’introduire le visiteur à cette Afrique centrale (République démocratique du Congo, Rwanda et Burundi) qui a été profondément marquée par l’empreinte belge.

Les scientifiques chargés de monter l’exposition ont donc reconsidéré « Le Panorama » avec un regard contemporain. Ils se sont rappelé qu’au-delà de ses qualités artistiques, il s’agissait avant tout d’une œuvre de propagande.

Sachant que les deux artistes invités au Congo par le ministère des Colonies ne s’étaient pas contentés d’admirer la beauté du fleuve immense, la majesté des paysages ou l’animation des marchés, les spécialistes d’aujourd’hui ont aussi fouillé les archives du musée. C’est ainsi qu’ils ont exhumé les photos et les esquisses rapportées par les peintres afin d’inspirer leurs compositions. Ils ont aussi copié et numérisé les enregistrements qui dormaient depuis un siècle dans des malles.

La réalité cachée des clichés

Pour apparaître au grand jour, la vérité ne s’est pas fait prier. En apparence, les peintres n’avaient retenu que les vives couleurs des pagnes et des marchés, l’animation des palabres où les indigènes croisaient des Européens en uniforme, la majesté des navires marchands et la prouesse que représentait la construction du « chemin de fer des Cataractes », afin de relier le port de Matadi à Léopoldville.

En fait, exhumées et ranimées par les techniques contemporaines, les photos des artistes racontent une histoire bien différente : à l’arrière-plan des palabres apparemment pacifiques, les images montrent, tapis dans les buissons, des conscrits de la Force publique congolaise, l’armée de l’époque. L’attitude menaçante, ils se tiennent prêts, au moindre geste des officiers belges, à ouvrir le feu sur une foule moins sereine qu’il n’y paraît.

Une des scènes du {Panorama du Congo}. Elle représente des Congolais discutant avec un colon belge (1911).
Une des scènes du Panorama du Congo. Elle représente des Congolais discutant avec un colon belge (1911).
© congopanorama.filmeu.eu

La traduction des enregistrements de l’époque confirme le malaise. Pour en prendre connaissance, les chercheurs ont dû quitter Kinshasa pour se rendre dans l’Ituri et le Maniéma, ces régions de l’est du pays où, sur la piste des esclavagistes qui venaient des rives de l’océan Indien, de nombreux porteurs avaient jadis été recrutés. Les scientifiques ont demandé aux villageois, les anciens surtout, d’écouter, avec un siècle de distance, les plaintes que leurs ancêtres avaient confiées aux enregistreurs de l’époque.

« Notre papa a préféré se poignarder »

Les Congolais d’aujourd’hui ont alors traduit les lamentations, les cris venus du passé. Là où les colonisateurs ne croyaient entendre que des mélopées traditionnelles, d’autres messages avaient été glissés derrière le battement des tambours. Casques vissés sur les oreilles, les visiteurs de Tervuren écoutent aujourd’hui la réalité de ces propos venus d’un autre temps : « Ici, il ne reste plus rien, sauf la souffrance », « le feu a tout détruit », « le village a été abandonné », « il ne nous reste que les flèches empoisonnées »« si tu es trop faible, on va te fouetter », « notre papa a été pris de force, mais il a préféré se poignarder ». Ces plaintes démasquent enfin le véritable visage de la « colonie modèle ».

Il apparaît aussi que le fameux « chemin de fer des cataractes », construit par des Sénégalais et par des « coolies » chinois qui remplaçaient les Congolais défaillants, ne servait pas à transporter des passagers, exception faite des Européens. Les autres étaient priés de longer à pied les voies de chemin de fer car seules les marchandises « montaient » vers la capitale Léopoldville ou « descendaient » vers le port de Matadi, avec Anvers pour destination finale.

Il se confirme que lorsqu’ils ont décrit les défenses d’ivoire déchargées des bateaux et entassées sur les quais de la ville portuaire, Joseph Conrad ou l’historien Edmund Morel n’avaient pas été victimes d’hallucinations et que leur évocation des 1 500 mains coupées rapportées à un officier belge à la suite d’une « palabre » qui avait mal tourné n’était qu’une terrible vérité.

« Campement de Noirs nus et grelottants »

Les notes de voyage des deux peintres, conservées jusque-là dans les archives du musée et enfin mises au jour, présentent elles aussi une autre réalité, bien éloignée de l’œuvre commandée.

Elles décrivent un « campement de Noirs nus et grelottants », « des moutons qui semblent brouter la pierre », ou encore « un malade sénégalais enroulé dans un boubou blanc ». Elles dévoilent que les jolies paillotes qui occupent le devant de la scène ne sont qu’un décor de circonstance, des « chimbeques » ou cabanes « bâties sur des fondations composées de bouteilles vides ».

Cette exposition, de dimension modeste mais dont le message est implacable, frappe de péremption tous les clichés qui ont nourri l’imaginaire des Belges, longtemps composé de Noirs souriants, d’enfants sages regroupés devant les missions catholiques et protestantes.

Images truquées et reportages de complaisance

L’actuel directeur du musée, l’ancien diplomate Bart Ouvry, rappelle que « Le Panorama du Congo représentait une œuvre de propagande qui a longtemps convaincu l’opinion belge des “bienfaits” de la colonisation ». De manière implicite, l’exposition actuelle ravive aussi le souvenir du discours prononcé par Patrice Lumumba le jour de l’indépendance, le 30 juin 1960 : « Nous avons connu l’ironie, les coups, les insultes… » Accusé à cette occasion d’avoir insulté le roi des Belges, qui se leva pour ne plus devoir en entendre davantage, le Premier ministre du Congo s’était alors attiré l’ire définitive de la métropole. Six mois plus tard, avec l’approbation de Bruxelles, le héros de l’indépendance devait être livré à ses ennemis katangais, qui l’exécutèrent sans hésiter.

Pour ceux qui pourraient encore en douter, il apparaît désormais, images et enregistrements à l’appui, que la propagande coloniale, qu’il s’agisse de la Belgique ou d’autres anciennes métropoles, correspondait à ce que l’on appellerait aujourd’hui des « fake news ». Les images truquées, les reportages de complaisance ramènent à ce que l’on appelait l’« œuvre civilisatrice » et rappellent que la colonisation du Congo fut avant tout une entreprise d’exploitation économique alors qualifiée de « mise en valeur ».

Les années ont passé, mais les images actuelles d’enfants travaillant dans les mines de cuivre ou de cobalt, s’enfonçant dans les galeries ou portant des charges trop lourdes démontrent que cette exploitation se poursuit. Désormais, c’est à Washington que le sort du Congo semble se jouer, à l’aune du « deal » imposé par un Donald Trump qui entend bien ravir aux Chinois l’accès aux minerais stratégiques et obliger Kinshasa à partager ses ressources avec un voisin rwandais faisant office de receleur et d’intermédiaire. Dans le contexte actuel marqué par la prédation, la violence et l’indifférence du monde, Le Panorama du Congo, œuvre en trompe l’œil, apparaît bien d’actualité.

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