La débrouille acharnée des musiciennes malgaches

Musique · À la faveur d’une enquête coup de cœur, le DJ Boris Paillard est allé à la rencontre des musiciennes malgaches. Sur une scène pleine de surprises, ces artistes démontrent une infatigable capacité de survie en milieu hostile et deviennent une source d’inspiration pour les femmes malgaches en quête d’émancipation.

L'image montre une scène vivante et animée. Au premier plan, un artiste, habillé de manière colorée avec une chemise à motifs et un short, se tient sur une scène en bois. Son expression enthousiaste et son attitude dynamique suggèrent qu'il est en plein spectacle. Derrière lui, une foule nombreuse est présente, composée de personnes de tous âges et de toutes origines, certaines souriant et d'autres captivées par la performance. Les lumières autour de la scène créent une atmosphère festive, tandis que l'obscurité en arrière-plan met l'accent sur l'énergie du moment. Les spectateurs semblent engager et réceptifs, témoignant de l'ambiance joyeuse d'un événement en plein air.
Mahafaly Mihisa en concert à Majunga, 25 septembre 2023
© Marcel Voriandro

« Je t’en prie, change de chanson ou baisse le son ! », supplie mon compagnon de voyage Morgan, s’adressant au chauffeur du taxi-brousse dans la dernière pente vers Tuléar. Après vingt-deux heures de route, les os malmenés par les nids-de-poule et les genoux plantés dans le dos du voisin, nous sommes au bout de notre patience quand la voix de Sheila retentit pour la quatrième fois. Fascinés tous les deux par la musique malgache, Morgan Greenstreet et moi1 sommes venus sur la Grande Île en mars 2024 pour remplir nos besaces de DJs et brancher nos micros. Notre but est de rencontrer les musiciennes malgaches à la découverte de leur vie, de leurs carrières et de leur art.

Carrefour culturel, Madagascar vibre aux sons de musiques métissées puisant dans les patrimoines austronésiens, arabes et est-africains qui ont enrichi le pays depuis des siècles. La musique y est omniprésente : « À Madagascar, on peut dire que la vie et la musique ne font qu’un », écrit l’ethnomusicologue Mireille Mialy Rakotomalala, ancienne ministre de la Culture, autrice de Madagascar, la musique dans l’histoire (Anako Éditions, 2003). Cette musique profondément locale a pu s’exporter grâce à quelques figures tutélaires du marché de la world music dans les années 1990 et 2000, tels que le guitariste virtuose D’Gary, le joueur de valiha (cithare tubulaire en bambou) Rajery, le guitariste de tsapiky (rythme rapide binaire de Tuléar et sa région) Teta, l’accordéoniste Régis Gizavo et « le roi du salegy » (rythme traditionnel ternaire du nord de l’île) Jaojoby, dont on voit le sourire illuminer les affiches de pubs de spaghettis ou de savon. Ces hommes aux répertoires imposants occupent le petit créneau « musique magalche » à l’international, alors que les réseaux sociaux offrent à voir, depuis quinze ans, une scène plus moderne, variée et surtout bien plus féminine.

Cette intuition à distance se vérifie sur place : de nombreuses artistes féminines injectent la tradition à leur façon dans la pop, le rock et le hip-hop. Elles honorent et triturent leurs racines, faisant pousser sur le sol fertile de leurs studios et de leurs scènes une musique endémique, à l’image de la faune et de la flore. « La musique n’est pas faite pour en sortir intacte, il faut pousser les limites ! Je reste près de ma source… mais j’ouvre la porte », nous confie l’extravagante pop star Tence Mena, l’une des vingt artistes rencontrées à Antananarive, Tuléar et leurs environs.

Des « lady boss » qui répondent au téléphone

Habitués aux équipes entourant les vedettes, nous sommes étonnés de pouvoir contacter les artistes directement par le numéro de téléphone indiqué sur leurs réseaux sociaux, qui est souvent leur numéro personnel. Nous nous retrouvons donc à mener des conversations sur des messageries « privées » avec des stars locales aux millions de fans surnommées des « lady boss »

Dégoûtées par le comportement de managers véreux et boostées par des ego solides, beaucoup de musiciennes gèrent leurs affaires toutes seules. La star du tsapiky Bodida, du groupe Mamehy, nous reçoit dans son logement modeste au fond d’un dédale de ruelles à Tuléar. Pour elle, la page des intermédiaires est tournée : « Je travaille sans producteur et sans manager. À Madagascar, ce sont tous des profiteurs alors je préfère tout faire toute seule. Un producteur a déjà abandonné mon groupe en plein milieu d’une tournée. C’est fini tout ça. » Une autre artiste, Vaiavy Chila, s’occupe sans complexe de ses propres affaires et enrage contre le réalisateur du clip qui a uploadé la vidéo d’un de ses tubes sur YouTube en France et refuse de lui donner l’argent généré par ses 7 millions de vues. Tence Mena, elle, est fière de son indépendance, seule au volant de sa carrière et de son SUV rose : « C’est dur à Madagascar de se faire gérer par quelqu’un, de faire confiance aux gens. Je préfère travailler moi-même ; c’est moi qui ai le dernier mot. Je suis ma propre société. » Black Nadia est de la même école : « C’est moi seule qui fait tout... le cerveau, c’est moi ! »

Vaiavy Chila.
Vaiavy Chila.
© Boris Paillard

Sergino Manambelo, responsable antenne de la populaire Radio des jeunes à Antananarivo, se réjouit de ces circuits courts : « La grande majorité des artistes nous envoient leurs mp3s par WhatsApp. C’est plus facile pour nous d’être en contact direct avec eux plutôt que de passer par des managers qui peuvent parasiter la communication. Si les auditeurs demandent une chanson à l’antenne et qu’on ne l’a pas, on envoie un message à l’artiste par WhatsApp pour qu’il nous envoie le fichier et on le passe à l’antenne la minute d’après. » Fanja Andriamanantena, première femme malgache à monter seule sur scène lorsqu’elle gagne le prix de meilleur chanteur de blues, en 1964, rappelle qu’il a toujours manqué de personnes qualifiées pour accompagner efficacement les carrières de musiciennes : « Chacun sait que la musique ne nourrit pas son homme… et encore moins sa femme. Dans la musique, il y a très peu de producteurs pour les femmes, particulièrement dans mon genre musical. Je me suis occupée de moi-même depuis toujours. Je m’auto-produis et m’occupe de la distribution, de tout, absolument tout. »

Des concerts à rallonge pour gagner sa vie

Pour faire tourner l’entreprise d’une « lady boss », il faut savoir diversifier les rentrées d’argent. Les sources de rémunération étant centrées autour des concerts et de la notoriété qu’ils créent ou entretiennent, les artistes sont obligés de jouer beaucoup, souvent, parfois même plusieurs fois par jour. Cet agenda chargé implique un rythme éreintant, surtout que les concerts durent entre quatre et huit heures. « Un spectacle à Madagascar, ça dure jusqu’à demain matin ! », nous dit la slameuse Caylah. Tence Mena précise : « L’entreprise musicale, c’est dur ici. Il y a encore des combats à mener pour arriver au stade professionnel comme en Europe. YouTube ne peut pas te monétiser à Madagascar ; Spotify n’existe pas ; on ne vit que par nos contrats sur le terrain. C’est pour ça qu’on travaille dur. C’est épuisant. On fait des concerts 7 jours sur 7 pour faire marcher le business. »  

Les contrats où elles chantent seules en playback sont les plus reposants mais les moins rémunérateurs et les plus rares, car le public, exigeant, préfère les concerts dits « au grand complet » avec instrumentistes, choristes et danseurs. Dans la scène de musique tsapiky du sud-ouest de l’île, les concerts offerts lors des « bals-poussière » (mandriampototsy en malgache) durent au minimum trois jours non stop et jusqu’à une semaine parfois, car ils sont partie intégrante de cérémonies rituelles et sociales comme les mariages, funérailles ou circoncisions. Nina, de Mahafaly Mihisa, détaille son rythme d’enfer : « Je joue trois jours de suite au minimum. Je fais un premier set de 10 heures à 18 h 30, puis je mange et je reprends à 21 heures jusqu’à l’aube. Puis je refais une petite pause et je recommence. » Ces concerts-marathons sont plus rémunérateurs que les concerts standards, et leur durée permet de récolter plus de dons spontanés pendant les performances, le public manifestant sa satisfaction en venant coller des billets sur le front en sueur des artistes. Gany Gany, chanteuse du groupe de tsapiky du vétéran Damily, décrit les moteurs de son endurance : « C’est grâce aux mandriampototsy que je nourris ma famille donc je résiste à tout : c’est mon métier. L’esprit qui me possède me donne aussi la force de continuer. »

Tence Mena
Tence Mena
© Boris Paillard

Pour ce qui est des popstars, les tournées sans fin s’accompagnent d’une pression pour produire, le format long de l’album ayant laissé place aux singles, qui sortent régulièrement accompagnés de clips. Tence Mena explique l’importance de la mise en images de la musique : « Pour beaucoup tourner, il faut des produits ; il faut être en vogue, avoir des chansons dans le top 5. Les Malgaches sont plus visuels qu’auditifs alors il faut faire des vidéoclips pour que les gens voient qui tu es et ce que tu fais. Grâce aux tournées, on peut se payer des clips, et ainsi de suite : ça tourne comme ça, l’entreprise. Et puis il y a les placements de produits. »

Chanter pour la pub ... ou la boxe

En effet, de nombreuses chanteuses utilisent leur notoriété pour faire la promotion de toutes sortes de produits et services, comme des influenceuses multicartes : dentifrice, spaghettis, parfum, magasins de téléphonie, maquilleurs/tresseurs, chaînes de magasin, instituts de beauté… On s’éloigne parfois résolument du monde de l’art quand Black Nadia informe ses fans qu’elle construit des piscines sur mesure. Le merchandising est, lui, rare, à cause du risque élevé de contrefaçon et de vol. Dans la scène tsapiky, de nombreuses artistes prêtent aussi leurs voix à des chansons-pubs annonçant l’ouverture d’un restaurant ou d’un magasin et vantant les mérites du propriétaire. Le quintet de tsapiky acoustique Milalaza a inscrit à son répertoire des chansons qui servent de publicité aux hôtels de la côte ouest, où il se produit.

BLACK NADIA & BEKASETY - DORANGA (CLIP VIDEO) - YouTube

De même, les artistes prennent parfois la scène dans des contextes où la musique passe au second plan, comme les combats de boxe moraingy en plein air, exemple fascinant de prestation purement alimentaire. Les chanteuses y font office de « hypeuses » chauffant le public avec leurs tubes qui servent de toile de fond aux bastons. « La musique est là pour donner de la force à ceux qui se battent. C’est comme une musique de générique », explique Black Nadia, rompue à l’exercice. « On n’a pas le choix. Il faut aligner les contrats. Dans le Nord, on te booke un concert dans l’après-midi de 14 heures à 17 heures, puis un autre de 21 heures jusqu’au petit matin. Les organisateurs exagèrent parfois et exigent qu’on fasse le moraingy et le bal le même soir. Heureusement que j’arrive à bien dormir dans ma voiture car on n’a pas de loge ou d’hôtel », renchérit Tence Mena.

Le moraingy est un sport de combat à main nue originaire de Madagascar et pratiqué dans plusieurs îles de l’océan Indien. Selon certains historiens, il trouverait son origine au XVIIIe siècle dans les grandes exploitations de canne à sucre : le code noir de Colbert ne permettant pas aux esclaves de se battre, ceux-ci inventèrent un style de combat combinant musiques percussives et techniques martiales ne donnant à voir qu’une danse tribale. 

Une autonomie financière encore parfois sous tutelle

Les femmes qui deviennent des stars accèdent, dans certains cas, à une relative autonomie financière par rapport à leurs partenaires masculins, qui leur permet de louer leur propre logement et d’héberger des membres de leur famille et de leur groupe, des choristes ou des danseuses par exemple, comme nous l’observerons chez Black Nadia. Bien que menant leur barque, ces businesswomen peuvent toutefois rester tributaires du comportement des hommes qui les entourent sur scène et dans la vie. La star de tsapiky Mirasoa partage avec nous ses déboires : « Les musiciens sont principalement des hommes, et cela crée souvent des problèmes parce qu’ils fument des joints, boivent et se disputent. »

De plus, toutes les musiciennes n’accèdent pas au statut de « lady boss ». Dans les régions rurales, l’extrême pauvreté et la difficulté d’accès à l’éducation ne permettent pas de s’affranchir complètement de son milieu. On nous a conté de nombreuses histoires de jeunes filles arrêtant leur scolarité à l’adolescence pour intégrer des groupes en tant que danseuses ou choristes. Bonita, chanteuse âgée de 19 ans du groupe de tsapiky Mahapoteke, à Ampanihy, décrit sa dépendance financière par rapport au guitariste leader : « Je n’ai pas de travail à part le groupe. Mon revenu dépend entièrement des concerts, et cela ne suffit pas pour nourrir une famille. Mahapoteke me prête des avances sur salaire pour acheter ma nourriture et celle de mes deux enfants, que j’élève seule. »  

Mirasoa
Mirasoa
© Boris Paillard

Maxime Bobo, de l’association tourangelle Fifangaroa, à l’origine de la récente compilation Tsapiky ! Modern Music From Southwest Madagascar, sillonne depuis plusieurs années la scène du tsapiky et constate un déséquilibre structurel qui perdure : « Le business est clairement dominé par les hommes. Ce sont eux qui négocient les contrats, possèdent le matériel et distribuent les cachets. Les chanteuses sont attachées de façon exclusive à des groupes centrés autour de guitaristes solistes. Même si elles écrivent les paroles et la musique de chansons qui deviennent populaires, elles n’en retirent pas forcément le crédit et ont peu de chance de sortir de ce système pour se lancer dans des carrières solo. »

Des mentors, des scènes et... les ancêtres

En dépit d’obstacles vieux comme le monde, beaucoup de femmes s’engagent sur la voie professionnelle. Parfois, elles bénéficient d’un tremplin dans un groupe dont le leader joue un rôle de mentor. La chanteuse de salegy Vaiavy Chila a officié aux côtés de « Grand Maître » Tianjama, Mirasoa auprès de Rasoa Kininike, Bodida dans le groupe de Dedaky, tandis que la popstar Black Nadia a fait ses armes auprès de Dadah, de Fort-Dauphin. La popstar Tence Mena a, quant à elle, reçu très tôt le soutien de « la reine du salegy » Ninie Doniah. D’autres se lancent par passion, comme Mahalia Ravoajanahary, chanteuse et guitariste du groupe de métal LohArano, qui a quitté l’université sur un coup de poker pour s’impliquer à plein temps dans son groupe.

Les lieux de représentation sont essentiels pour que les talents s’affirment au contact de la technique et du public. Mahalia nous a dit l’importance de lieux alternatifs à Antananarive, comme La Teinturerie, ou bien Antshow, lieu désormais fermé fondé par la charismatique chanteuse Hanitra Rasoanaivo, du groupe Tarika, figure féministe qui a inspiré plusieurs artistes. Des espaces institutionnels comme les quatre Alliances françaises de l’île ou le Centre de ressources des arts actuels de l’université d’Antananarive offrent aussi l’occasion des premières scènes. Joyce Mena, chanteuse de pop/hip-hop de Tamatave, pointe du doigt une importante carence de l’écosystème musical : « Ce qui manque ici, c’est les grandes scènes, LA scène où tu peux performer dans les normes. Surtout, du bon matos ! » Mahalia nous a raconté le système d’entraide entre groupes de rock et de métal qui se prêtent du matériel et se filent des coups de main, ce qui permet d’amortir les dégâts financiers de tournées, concerts et festivals qui tournent souvent à perte.

Mahalia Ravoajanahary
Mahalia Ravoajanahary
© Boris Paillard

Les forces spirituelles jouent aussi leur rôle de moteur. Toutes les membres du groupe de tsapiky Milalaza, rencontrées à Ambalaboy, ont fait leurs armes dans la chorale de l’église du village. Le chant de messe offre la possibilité d’une pratique vocale régulière dans un cadre communautaire bienveillant. Gany Gany a eu un déclic spirituel lorsqu’elle a chanté pour invoquer l’esprit habitant sa mère lors d’une cérémonie tromba2 : « J’ai commencé à chanter et à jouer de l’accordéon en tant qu’enfant parce que ma mère était possédée par un esprit. Je suis moi aussi visitée chaque soir par un esprit qui vient de la mer. La musique le fait apparaître. C’est lui qui m’inspire à faire de la musique. »

Sur la ligne de front des préjugés sexistes

Comme partout ailleurs, les femmes sous les projecteurs sont en première ligne des préjugés sexistes, sous l’influence d’une morale religieuse pesante dans un pays où 85 % des habitants se disent chrétiens. Le monde de la nuit clashe avec le rôle social attribué aux femmes, éternelles mères assignées d’office au « care », comme nous dit Mahalia : « C’est sûr que dans le milieu musical, les événements se passent principalement la nuit et sont associés à “sex, drugs et alcohol", donc ce ne sont pas des environnements jugés adaptés pour les femmes. En plus, le métal, c’est évidemment l’antichrist, donc c’est pire ! » (Rires.)

Utilisant quotidiennement les réseaux sociaux pour leur promotion, elles sont plus exposées que l’homme au jugement des autres sur leur entourage et sur leur apparence. Sergino, de la Radio des jeunes, le confirme : « Pour juger les artistes féminines, le public fait très attention à ce qu’elles ne soient pas vulgaires. Les femmes doivent se démarquer pas seulement sur le côté vocal, mais aussi sur le côté vestimentaire, tout en ne franchissant pas une certaine ligne rouge. » Illustration de cette pudeur sociale et de cette crainte de représailles : la chanteuse Tsatsiky du groupe Mizeha nous demandera pendant son interview de couper la caméra pendant qu’elle fume ou boit une gorgée de bière locale THB.

Madagascar ne fait pas non plus figure d’exception dans la ségrégation instrumentale qui sévit partout dans le monde, avec certains rôles assignés d’avance aux femmes privilégiant la voix et le corps sur les instruments « nobles » dévolus aux hommes. On a beau nous mentionner la chanteuse Sisca, soliste de batterie dans ses spectacles, les chanteuses-bassistes Dee Andriambelo et Tasha ou un groupe de batucada féminin monté par une ONG, ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle. Vaiavy Chila confirme que les femmes sont souvent cantonnées au chant ou à la danse : « Elles n’ont tout simplement pas le temps d’apprendre à jouer des instruments car elles sont très impliquées dans la vie du foyer. En plus, on manque d’écoles de musique, et les instruments de qualité sont rares et chers. Le chant peut s’apprendre sans micro, donc c’est plus facile d’accès pour les femmes. »

Guide de survie en milieu hostile

Dans les îles voisines de l’océan Indien, la femme malgache souffre d’une réputation de fille facile et vénale. « Si elles font des tournées, c’est forcément pour tromper leurs maris, voler les maris des autres et rencontrer des hommes riches qui les entretiendront », nous dit Audrey Randriamandrato, fondatrice de l’association Malagasy Women Empowerment. Mahalia a découvert cette idée reçue lors de sa première venue à La Réunion pour un festival : « Il y a des préjugés sur les femmes malgaches, qui seraient forcément toutes des filles de joie, des filles qui veulent coucher avec des vazaha3. »  

Parfois, les attaques se font physiques. Les chanteuses sont disproportionnellement vulnérables aux violences physiques sur scène. La chanteuse de tsapiky Rediany a été assassinée en plein concert de mandriampototsy en 2023, tandis que la chanteuse Bonita, du groupe Mahapoteke, a dû récemment se faire recoudre le crâne après avoir été blessée par un jet de pierre pendant un concert.

Réussir à vivre de sa musique est tâche ardue partout, et le parcours de tout musicien dépend de facteurs externes à son talent et à sa détermination. Bien sûr, il existe des obstacles institutionnels et matériels sur la route des musiciens malgaches. Tout d’abord, l’État, pauvre et endetté, ne leur apporte quasiment aucun soutien. L’Office malgache du droit d’auteur (OMDA), créé en 1984, n’a pas de site internet et fait souvent l’objet de controverses sur sa lenteur et son opacité. Toutes les artistes rencontrées se sont plaintes de son fonctionnement, certaines attendant de nombreuses années avant de récupérer de ridicules miettes.

Un marché balbutiant

Les politiciens aiment inviter les artistes à jouer pour leurs meetings électoraux, leur commander des chansons de propagande ou à leurs louanges, sortes de subventions indirectes pour profiter de leur popularité et acheter leur silence. « L’artiste est utilisé comme objet d’attraction ; il ne transmet pas lui-même un message politique. Cela crée parfois des frictions entre artistes, car le fait d’accepter de performer dans ce cadre suggère une forme d’approbation », estime la chanteuse Fanja Andriamanantena. Gany Gany, qui vend du poisson entre les rares tournées de Damily dont elle est la chanteuse, perçoit ces opportunités, de façon pragmatique, comme un chèque à prendre : « Si un député m’invite et me paye pour chanter ses louanges, je le fais. Ce n’est pas ce que je préfère mais il faut vivre. »

La piètre qualité du réseau routier a un impact concret sur les possibilités de déplacements et d’échanges pour les musiciens dans la quatrième plus grande île du monde. Les routes nationales étroites et criblées de cratères forcent les vans en tournée à ralentir ou à s’arrêter souvent, ce qui les expose aux embuscades de bandits. Tous les groupes ne peuvent pas se permettre d’engager des agents de sécurité et ils s’exposent dès lors au risque de pannes et de vols lors de voyages interminables sur des routes dangereuses. La star de tsapiky Rasoa Kininike est ainsi décédée en 2014 à l’âge de 36 ans, au sommet de sa gloire, dans un accident de taxi-brousse.

Le marché de la musique est loin de pouvoir pallier les manquements étatiques. Il n’y a quasiment pas de labels, d’agences de booking et de management. Les artistes sont à la merci des Gafa pour partager leur musique, trouver leur public et monnayer leur célébrité. YouTube ne monétise pas les vidéos provenant de l’île, donc c’est par la débrouille que les musiciens malgaches entrent en possession de l’argent qui leur est dû après des millions de vues : il faut qu’ils demandent à un proche de la diaspora d’héberger leurs vidéos dans des pays où les clics sont monétisables. Joyce Mena peste contre ce système :

Vis-à-vis de la digitalisation, on n’est pas nombreux à être au courant des outils. Il faut envoyer ta musique sur Facebook pour les Malgaches, mais la diaspora te checke sur Spotify et Deezer et, au final, on n’en touche aucun revenu.

On note cependant l’initiative locale d’une application de streaming 100 % malgache nommée Moozik, longtemps retenue en phase d’essai et qui a vu le jour fin 2024. La radio reste un outil de promotion essentiel dans un pays où le taux d’accès à Internet ne dépasse pas encore les 25 %. Être diffusé sur les ondes nécessite, toutefois, de se plier à un système de payola4 qui exclut beaucoup d’artistes émergents.

Black Nadia
Black Nadia
© Boris Paillard

Le CD est mort et enterré depuis la démocratisation de l’accès à Internet et le développement de la contrefaçon. La moue de dégoût de Black Nadia quand nous lui demandons d’autographier un de ses albums sur un CD gravé trouvé au seul magasin de musique de la capitale, Super Music (vendant aussi des aspirateurs et des climatiseurs), en dit long : « Eux là, c’est du vol quand même. Tout est permis à Madagascar… C’est pour ça qu’on sort des singles. Les albums, ça coûte une fortune à faire et c’est vite piraté. » La micro-scène rock/métal semble faire office de dernier bastion dans lequel la musique se diffuse toujours sur galettes rondes, comme nous le dit Mahalia : « Nous autoproduisons notre musique sur CDs et vinyls, parce que c’est encore courant, dans la scène rock, de les vendre aux concerts. Il y a même quelques lieux où on peut les laisser en consignation, comme Gasy Metal Head, une espèce de communauté de bikers badass. » Mais ça reste une exception, comme en atteste la réaction d’une vendeuse interrogée à propos d’un achat de vinyls : « Les grosses choses rondes du Moyen-Âge ? »

Partout à Madagascar, les musiciennes modèlent les mots et les sons à leur image, sensibles à leurs racines et artisanes de modernité. Les modèles féminins de femmes fortes et indépendantes inspirent la nouvelle génération, comme le dit Audrey Randriamandrato, de Malagasy Women Empowerment, désormais basée à Paris : « Quand j’ai grandi à Madagascar, je n’étais pas heureuse d’être une femme : il y avait beaucoup d’injonctions et trop peu de soutien. Des chanteuses comme Hanitra de Tarika ou Bodo, qui s’engageait contre la corruption à l’époque, m’ont montré le chemin. » La chanson Mamay, de Niu Raza, qui vit aux États-Unis, est devenue un hymne de ralliement de la diaspora, qui peut chanter sa fierté d’être malgache malgré les problèmes du pays : « I come from far : my home called Madagascar / My people sing when they work hard / We low on cash but we got heart. » (« Je viens de loin ; chez moi à Madagascar / Mon peuple chante quand il travaille dur / nous sommes pauvres mais nous avons du cœur. »)

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1Morgan Greenstreet et Boris Paillard sont DJ, producteurs et journalistes indépendants.

2Le tromba est un culte de possession populaire à Madagascar symbolisant l’attachement profond qui lie les vivants et leurs ancêtres.

3Blancs/étrangers.

4Rémunération des radios par les maisons de disque en échange de la diffusion de titres.