
Il y a environ dix ans, je me suis rendu à Dioundiou, un village situé à 200 kilomètres au sud-est de Niamey, la capitale du Niger, où j’ai rencontré un dénommé Albert Camus. Hosseini Tahirou Amadou, qui tient son surnom de son écrivain préféré, était le professeur d’histoire du village. C’était un spécialiste des événements du 24 février 1899, lorsqu’un contingent colonial français se présenta en exigeant de l’eau, de la nourriture et des femmes. Confrontés à la résistance des habitants, les Français détruisirent le village à coups de canon, massacrèrent 373 personnes (selon les recherches d’Amadou) et enlevèrent des centaines de femmes. Déjà alors, Amadou se disait confiant que la France serait un jour traduite en justice.
Dioundiou était la première étape de mon voyage de recherche à travers le pays pour African Apocalypse, un film de la BBC/BFI sur le parcours de la sanglante Mission Afrique centrale qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes alors que la France et la Grande-Bretagne se disputaient le contrôle des terres et des peuples entre le fleuve Niger et le lac Tchad. J’étais venu sur les traces de l’histoire curieusement associée au célèbre roman publié en 1899 par Joseph Conrad Au cœur des ténèbres (dont l’intrigue se situe au Congo), qui avait été consignée dans des ouvrages comme celui de Sven Lindqvist Exterminez toutes ces brutes !1 et des films comme Sarraounia, de Med Hondo2 et Capitaines des Ténèbres, de Serge Moati (2005). Sous les ordres du capitaine Paul Voulet, la colonne s’était livrée à une débauche de violence très similaire à celle de M. Kurtz, de Conrad. Que l’écriture du roman de Conrad et la mission Afrique centrale aient été concomitantes, dans les premiers mois de 1899, rendait l’histoire encore plus convaincante.
Je découvris lors de ce premier voyage que le parcours de Voulet était celui de la principale grande route du Niger d’aujourd’hui, la Route nationale 1. Des dizaines de villes et de villages longeant cette route sont le site de massacres documentés par Muriel Mathieu3 puis Bertrand Taithe, dans The Killer Trail. A Colonial Scandal in the Heart of Africa4, Pour ma part, je cherchais à comprendre ce que cette expédition représentait aux yeux du peuple nigérien.
Pour Amadou et ses élèves, il ne s’agissait pas d’histoire ancienne : ils y voyaient la source de l’actuelle pauvreté des populations et de leur sentiment d’assujettissement à une lointaine puissance. Cependant, selon Amadou, si les jeunes générations peuvent éprouver de l’antipathie à l’endroit de la présence néocoloniale continue de la France au Niger, elles ignorent trop souvent l’origine violente de cette relation.
En 2021, après la sortie du film, Amadou et moi-même, avec d’autres membres des communautés touchées, avons décidé de transformer nos recherches en une demande collective de réparation : nous avons réclamé, avant tout, que la France reconnaisse5 les immenses dommages causés, mais aussi qu’elle présente des excuses et s’engage à partager avec le Niger les archives coloniales, actuellement conservées à Aix-en-Provence, dans le sud de la France, et hors de portée de la plupart des Nigériens à cause des contraintes financières et des entraves à l’immigration.
Une procédure devant les Nations unies
Le collectif des quatre communautés nigériennes représentant les descendants des victimes qui demandent réparation6 a reçu un certain soutien en Europe. Une avocate a été commise – Jelia Sané, du cabinet Doughty Street Chambers –, et après plus de deux ans de travail un dossier de cinquante pages a été déposé auprès du rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition. Le groupe a étoffé sa demande par des témoignages oraux à l’occasion d’une audience en ligne.
L’actuel rapporteur spécial, Bernard Duhaime, a obtenu cette année le soutien de huit autres rapporteurs spéciaux ayant des mandats sur les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires, le logement convenable, les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, le racisme, l’esclavage, la traite et la violence à l’égard des femmes et des filles. Dans une lettre datée du 17 avril 20257, les rapporteurs spéciaux cités plus haut ont attiré l’attention du gouvernement français sur « l’absence alléguée de recours effectif et de réparation pour les victimes de violations graves des droits de l’homme commises au cours de l’expédition française "Mission Afrique centrale" ainsi que pour les descendants. » En juin, dans sa réponse officielle, la France a écrit rester « ouverte au dialogue bilatéral avec les autorités nigériennes », « bien qu’aucune mesure spécifique liée à la Mission Afrique centrale ou au Niger n’ait été prise à ce jour ».
Amadou et le groupe ont présenté leur dossier à la télévision publique lors d’une édition spéciale de la grande émission d’actualité du Niger, « Le Grand Débat ». Et à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre, le Premier ministre, Ali Lamine Zeine, a consacré plusieurs minutes de son discours à cette question, demandant « solennellement à la France de faire devoir de mémoire et de reconnaître ses crimes ».
Bataille juridique
Même si la France n’a pas officiellement totalement fermé la porte du dialogue, elle a rejeté la litanie d’atrocités dénoncées par le collectif comme de simples allégations, ajoutant que « la manière dont elles sont présentées dans la communication aurait nécessité l’emploi du conditionnel ».
Allégations, peut-être, mais il est généralement admis que de nombreuses preuves ont été détruites. Jean Suret-Canale dans « Afrique noire. L’ère coloniale (1900-1945) »8 raconte sa découverte de dossiers vides et d’archives caviardées. Ancienne directrice des Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, dans le sud de la France, Isabelle Dion note que beaucoup de documents personnels et de photographies de la mission ont disparu9. La France soutient également que les lois et les conventions qu’elle est accusée d’avoir enfreintes n’étaient pas en vigueur à l’époque. En d’autres termes, comme il n’était pas illégal en 1899, pour des Français, d’exterminer, de mutiler, de décapiter, de violer, d’asservir et de déposséder des Africains, la France n’est pas responsable, aujourd’hui, de ces actes.
Dans sa propre correspondance, le gouvernement nigérien reconnaît, de son côté, l’absence de mesures concrètes en faveur de la réparation du préjudice subi par les victimes et de leur commémoration, qu’il impute au « manque d’initiatives et de volonté politique » de ses prédécesseurs et à leur « silence persistant autour des atrocités commises (en relation avec) la résistance anticoloniale ». Dans ce même courrier, il estime que « la colonne Voulet-Chanoine a fait, entre Lougou et Konni, plus de 6000 morts au combat, sans compter des centaines de victimes, torturées ou déportées. Certaines de ces victimes ayant été attachées et livrées vivantes à des hyènes. Les rapports de l’époque, gardés à Aix, estiment le nombre total de victimes, morts, blessés et déplacés à des dizaines de milliers.

Le gouvernement français n’a pas répondu aux demandes du collectif concernant la création d’une commission vérité, la présentation d’excuses, l’organisation de commémorations ou l’accès aux archives. Il a également déclaré qu’il ne traiterait qu’avec le gouvernement du Niger – or le Niger et la France n’ont plus de relations officielles depuis le coup d’État de juillet 2023. Par « gouvernement », le Quai d’Orsay entend le régime civil dirigé par Mohamed Bazoum, qui a été renversé par sa garde prétorienne. Les militaires qui lui ont succédé au pouvoir ont ensuite expulsé l’armée française, obtenu le départ de l’ambassadeur de France et nationalisé les concessions minières d’uranium détenues par des filiales du géant français Orano.
Malgré ses apparentes ouvertures, la France ne prévoit pas de verser des réparations pour les violences coloniales. D’éventuelles excuses françaises ne paraissent pas envisageables tant que les autorités nigériennes ne démontrent pas leur volonté de coopérer avec l’Union européenne sur le contrôle des routes migratoires vers l’Europe. Le nombre de migrants ouest-africains rejoignant le Niger sur leur route vers la Méditerranée a doublé depuis le coup d’État de 202310 Conditionner des excuses historiques à la realpolitik contemporaine était le cœur des extraordinaires aveux de Silvio Berlusconi en 2008 sur les crimes coloniaux commis par l’Italie en Libye. « Je me sens obligé de présenter mes excuses et d’exprimer notre regret pour ce qui s’est passé il y a de nombreuses années », avait déclaré le président du Conseil italien après l’engagement du colonel Mouammar Kadhafi de bloquer les flux de migrants traversant la Méditerranée.
Partage de l’Afrique
Au moment du coup d’État de 2023, la France dépendait du Niger pour 15 % de l’uranium consommé par son parc nucléaire civil et pour 100 % de son uranium militaire. « En un demi-siècle, l’uranium n’a apporté aux Nigériens que misère, pollution, rébellion, corruption et désespoir », a déclaré Ali Lamine Zeine à l’Assemblée générale des Nations unies, « et aux Français prospérité et puissance. ». L’exploitation de l’uranium n’a certes pas apporté l’énergie au Niger, qui a l’un des taux d’accès à l’électricité les plus faibles du continent : jusqu’à présent, en zone rurale, 10 % seulement des habitants ont accès à l’électricité (18 % pour l’ensemble du pays en 2023, selon la Banque mondiale). Sans le territoire conquis par la Mission Afrique centrale, la colonie du Niger aurait été intenable, et la France n’aurait pas pu profiter de cinquante-cinq ans d’uranium bon marché.
En 1890, peu après le Congrès de Berlin (1878), la Grande-Bretagne et la France ont départagé leurs prétentions territoriales par une ligne droite allant du fleuve Niger au lac Tchad. « Le territoire en question est ce qu’en agriculture on appelle un sol léger, très léger. Le coq gaulois qui aime à gratter la terre pourra y user ses ergots », a déclaré, à la Chambre des lords, lord Salisbury, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. « Quant à la région fertile, qui comprend le Sokoto et tout ce qui en dépend équitablement, elle reste entièrement à l’Angleterre. » Les pires atrocités de la Mission Afrique centrale ont été commises au sud de cette ligne, dans la zone revendiquée par les Britanniques, pour partie au Nigeria actuel.
De 1904 à 1906, les gains obtenus par la France au prix de ces massacres sont ratifiés dans plusieurs traités11. La Grande-Bretagne cède des terres fertiles le long de la frontière en échange de droits de pêche au large des côtes de Terre-Neuve, que la France détient depuis le traité d’Utrecht de 1713. Puis, en 1906, la frontière se déplace au sud de Birnin Konni, l’une des villes échangées par les puissances coloniales, lieu du plus grand massacre commis par la Mission Afrique centrale. Dans notre film African Apocalypse, le sultan de Birnin Konni dit à ses courtisans qu’entre 7 000 et 15 000 personnes sont mortes, et qu’aujourd’hui Voulet serait poursuivi devant la Cour internationale de justice de La Haye pour crime contre l’humanité. Les chiffres officiels disponibles à Aix tournent plutôt autour de 1 000 morts.
Témoignage, histoire et mémoire
Un garçon de 13 ans nommé Tsalhatou a assisté aux événements après avoir grimpé sur les remparts de la ville avec un ami pour observer la bataille, jusqu’à ce que son frère aîné leur ordonne de descendre. En 1979, âgé de 93 ans, Tsalhatou a raconté ce qu’il avait vu à l’historien nigérien Djibo Hamani12. Il se souvenait que les soldats français tuaient tous ceux qui tentaient de fuir et visaient toutes les personnes bien vêtues, sous prétexte qu’elles travaillaient probablement pour le sultan à la tête de la défense de la ville. Les Français sont restés sur place pendant treize jours, affirmait Tsalhatou, ne faisant « que massacrer ». À en croire Le Drame de Dankori13, l‘ouvrage de souvenirs publié par le général Joalland, les morts étaient si nombreux qu’il a fallu cinq jours pour enterrer tous les corps.

Le mois dernier, l’actuel sarki (roi) de Birnin Konni, arrière-petit-fils du chef de la résistance, a participé à une cérémonie officielle à Niamey à l’occasion du baptême de la route jouxtant l’ambassade états-unienne, qui s’appelle désormais avenue « Sarkin Konni Mahamadou ». À cette occasion, le professeur Ibro Abdou, au nom des plaignants de la localité, a déclaré dans son discours que le massacre et la destruction de la ville avaient eu « un impact démographique, économique et social considérable » sur la région. Finn Fuglestad, historien spécialiste du Niger, voit dans cette épisode, « l’une des plus glorieuses pages de l’histoire de la résistance africaine contre l’imposition de l’ordre colonial », mais il reconnaît qu’après « le terrible saccage de Birnin Konni il fallait un sacré courage pour vouloir essayer de résister aux Français. »14.
L’Union africaine a décrété une décennie d’action sur les réparations et le patrimoine africain. Le gouvernement nigérien a mis en place une commission chargée de réécrire l’histoire coloniale du pays, conduite par l’historien et ancien ministre de l’Éducation Mamadou Djibo. Et les avocats du groupe de justice réparatrice préparent désormais leurs prochaines démarches auprès des Nations unies.
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1Titre issu d’une phrase prononcée par le héros de Conrad, publié aux Éditions Les Arènes en 2007.
21986, primé au Fespaco l’année suivante, lui-même adapté du roman d’Abdoulaye Mamani Sarraounia. Le drame de la reine magicienne, écrit en prison et publié en 1980 par l’Harmattan.
3La Mission Afrique centrale, L’Harmattan, 1996.
4Oxford University Press, 2009.
5Lire ici l’interview de Chantal Ahounou sur son livre À la recherche de Voulet. Sur les traces sanglantes de la mission Afrique centrale (1898-1899), Cosmopole, 2009.
6Groupe de communautés du Niger pour la justice réparatrice de la colonisation.
8Outre-Mers, Revue d’histoire, 1963.
9« Vers le lac Tchad, Expéditions françaises et résistances africaines, 1890-1900 », Outre-Mers, Revue d’histoire, 2014. Voir aussi Rob Lemkin, « Testimony Is Resistance » dans The Resonance of Joseph Conrad in Contemporary Culture, Agnieszka Adamowicz-Pośpiech, 2025.
12Quatorze siècles d’histoire du Soudan central : Niger du VIIe au XXe siècle, Éditions Alpha, 2012.
13Paul Joalland, Le Drame de Dankori. Mission Voulet-Chanoine, Nouvelles Éditions Arago, 1930.
14Finn Fuglestad, History of Niger 1850-1960, African Studies, 1983.
15Titre issu d’une phrase prononcée par le héros de Conrad, publié aux Éditions Les Arènes en 2007.
161986, primé au Fespaco l’année suivante, lui-même adapté du roman d’Abdoulaye Mamani Sarraounia. Le drame de la reine magicienne, écrit en prison et publié en 1980 par l’Harmattan.
17La Mission Afrique centrale, L’Harmattan, 1996.
18Oxford University Press, 2009.
19Lire ici l’interview de Chantal Ahounou sur son livre À la recherche de Voulet. Sur les traces sanglantes de la mission Afrique centrale (1898-1899), Cosmopole, 2009.
20Groupe de communautés du Niger pour la justice réparatrice de la colonisation.
22Outre-Mers, Revue d’histoire, 1963.
23« Vers le lac Tchad, Expéditions françaises et résistances africaines, 1890-1900 », Outre-Mers, Revue d’histoire, 2014. Voir aussi Rob Lemkin, « Testimony Is Resistance » dans The Resonance of Joseph Conrad in Contemporary Culture, Agnieszka Adamowicz-Pośpiech, 2025.
26Quatorze siècles d’histoire du Soudan central : Niger du VIIe au XXe siècle, Éditions Alpha, 2012.
27Paul Joalland, Le Drame de Dankori. Mission Voulet-Chanoine, Nouvelles Éditions Arago, 1930.
28Finn Fuglestad, History of Niger 1850-1960, African Studies, 1983.