Prisons et passé colonial

« La prison était un outil de répression pour la mise en valeur de la colonie »

Série · Dans « Prisons et passé colonial », nous explorons les liens encore vivaces entre les réalités pénitentiaires sur le continent africain et la colonisation. Dans cet entretien, Clémence Bouchart, de Prison Insider, explique notamment que les codes judiciaires et pénitentiaires, importés par les colons, n’ont pratiquement pas été réformés après les indépendances.

L'image dépeint un environnement sombre et restreint, vraisemblablement une cellule ou une pièce fermée. Au premier plan, deux personnes sont présentes. L'une est assise, visiblement accroupie, la tête entre les mains, adoptant une posture de détresse ou de réflexion. L'autre personne est perchée près d'une fenêtre grillagée, les jambes repliées, enveloppée dans un drap qui semble être une couverture. La lumière qui pénètre par la fenêtre est limitée, créant un contraste entre l'extérieur et l'intérieur sombre de la pièce. Les murs portent des marques, probablement des graffiti, ce qui suggère un environnement négligé. L'atmosphère générale est lourde et empreinte de mélancolie, reflétant un sentiment d'isolement et de désespoir.
Dans une prison libérienne, en 2008.
© ONU

En septembre 2024, une énième tentative d’évasion à la prison de Makala, à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RD Congo), aboutissait à un viol massif. Au total, 269 femmes ont été violées, selon un rapport de l’ONU1, sur les 348 que comptait le pavillon réservé aux détenues féminines.

Dans un article publié quelques semaines plus tard dans Afrique XXI, le chercheur Denis Augustin Samnick expliquait comment la gestion nocturne de la prison avait notamment rendu possible cette « spectaculaire flambée de violence ». Il mettait en cause d’autres problèmes structurels assez communs aux prisons du monde entier, comme la surpopulation et le manque d’investissements.

Si certaines problématiques ne sont pas spécifiques aux prisons africaines, le fait que la grande majorité d’entre elles ait été construite durant la période coloniale en est une – que l’on retrouve aussi dans d’autres anciennes colonies dans le monde, comme le Pakistan. Makala ne fait pas exception : elle a été construite en 1957 par le colon belge et elle est aujourd’hui l’une des plus surpeuplées au monde.

Les murs de ces établissements destinés à enfermer ont donc une longue histoire coloniale, tout comme le système judiciaire tout entier qui a été importé, imposé et très rarement réformé au moment des indépendances. Ainsi que l’explique dans cet entretien Clémence Bouchart, responsable des productions éditoriales à Prison Insider (qui publiera prochainement une longue enquête sur ce lien entre colonisation et prisons), ces règles mises en place par le colon visaient spécifiquement les colonisés et restent aujourd’hui des outils discriminatoires qui ciblent principalement les plus pauvres.

« Durant le précolonial, la logique était différente »

Michael Pauron : Prison Insider publiera prochainement une étude sur le lien entre les prisons de plusieurs pays du monde et la colonisation. En Afrique, mais pas que, l’insalubrité et la surpopulation des prisons sont souvent dénoncées par les organisations des droits humains et par les détenus eux-mêmes… Quelle relation peut-on faire entre ce constat et l’époque coloniale ?

Clémence Bouchart : Beaucoup d’établissements pénitentiaires en Afrique ont été construits durant la colonisation. Ces bâtiments l’ont parfois été avec la vocation d’être des lieux de privation de liberté, mais pas toujours. Bien souvent, il s’agissait d’établissements publics, de bâtiments civils prévus pour d’autres usages avant de devenir des établissements pénitentiaires.

Leur taille est insuffisante, ils ne sont pas adaptés aux défis sécuritaires ni pour accueillir du public vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec toutes les problématiques sanitaires que cela pose. La surpopulation, aggravée par une justice extrêmement lente, n’est pas près de baisser, puisque le nombre de personnes incarcérées dans le monde, de 11,5 millions aujourd’hui2, augmente d’une année sur l’autre. La prison reste le principal outil de sanctions, mais les moyens consacrés sont insuffisants.

Michael Pauron : Vos travaux s’intéressent notamment au système de justice durant le précolonial. Comment étaient sanctionnées celles et ceux qui se rendaient coupables d’un délit ou d’un crime ?

Clémence Bouchart : Durant le précolonial, les comportements qui faisaient du tort à la communauté étaient sanctionnés avec une logique différente de celle de l’enfermement.

Les systèmes étaient plutôt centrés autour du collectif. L’idée était de réparer la faute et que ça ne déstructure pas la communauté. Par exemple, en Côte d’Ivoire3, il y avait un système d’« amendes » qui n’étaient pas versées à « l’État », comme c’est le cas aujourd’hui, mais directement à la victime ou à ses proches, pour compenser le tort fait à la communauté.

Il ne s’agit pas de dire si c’était bon ou mauvais, mais plutôt de faire un constat.

« L’exécution était extrêmement rare »

Michael Pauron : Comment était structuré le système pénal ? Y avait-il des juges ?

Clémence Bouchart : Il n’y avait pas une personne qui représentait la loi ou qui représentait le droit. Ce fonctionnement est arrivé avec la colonisation. Avant cela, la personne qui était désignée pour faire la médiation au sein de la communauté dépendait de l’infraction commise d’une part, et de l’identité de l’individu accusé d’autre part. Les médiateurs étaient souvent des membres des familles concernées.

Au Canada, le juriste Pierre Rousseau4 explique que, à leur arrivée, les colons européens ont dit que la justice des Premières nations était comme celle du « œil pour œil, dent pour dent ». Un récit qui leur a permis de dire que cette justice n’était autre qu’une vengeance exécutée par des sauvages – alors même qu’à cette époque la France et l’Angleterre pratiquaient l’exécution pour punir des crimes, ce qui revient au même.

Contrairement à ce qu’en disent les colons, l’exécution était en fait extrêmement rare. L’auteure d’un crime était plutôt condamnée à consacrer le reste de ses jours à servir la famille de la victime. Le ou la coupable est ainsi remise au service de la communauté puisque, à travers son crime, c’est elle qu’il ou elle a « blessée » dans son ensemble. En Côte d’Ivoire, la privation de liberté se traduisait plutôt par l’exclusion du collectif, pendant une durée déterminée, mais jamais pour l’éternité. On assistait à la même chose au Pakistan. Les choses changent quand les colons arrivent.

Michael Pauron : Peut-on dire que l’arrivée des prisons s’est inscrite dans le récit selon lequel les colons apportaient la civilisation et donc la justice ?

Clémence Bouchart : La prison a d’abord été installée et utilisée pour contrôler les territoires et les populations rétives à la colonisation, hors de tout procès. Le discours public, un peu moralisateur, a ensuite servi à la justifier : « On amène la civilisation, donc la justice, la police... »

Dans la plupart des cas, un colon a été désigné pour incarner et rendre la justice. Mais, bien sûr, les procès n’étaient pas équitables. La prison n’était pas le résultat d’une décision de justice. Par exemple, on pouvait être enfermé parce qu’on n’arrivait pas à l’heure à la plantation.

Au Brésil, d’après les recherches menées par Alice Quintela Lopes Oliveira, des femmes pouvaient être emprisonnées parce qu’elles ne se conformaient pas au rôle que le colon leur avait assigné, à savoir s’occuper du foyer. Bien souvent, elles devaient réaliser des petits travaux afin de survivre. On les prenait dans la rue et on les enfermait pendant quelques jours. Elles ne savaient pas vraiment pourquoi. Ce n’était donc pas le résultat d’un processus pénal, mais plutôt des décisions arbitraires.

Au Kenya, les premiers bâtiments construits par les Britanniques étaient des prisons5. Il n’y avait pas d’État en tant que tel et, bien sûr, aucun système de justice. La prison n’avait aucune fonction sociale et de réhabilitation. Elle visait le contrôle et la répression des résistances.

Au Kenya, la première prison a été construite par les colons britanniques à Shimoni (Sud) dans les années 1880.
Au Kenya, la première prison a été construite par les colons britanniques à Shimoni (Sud) dans les années 1880.
© Nealoveselectricity/Wikimedia

Au Pakistan, où l’organisation Justice Project Pakistan (JPP), dirigée par Sarah Belal, a mené des travaux sur ces questions, la compagnie des Indes orientales – un consortium d’entreprises donc – a construit la première prison avant même la mise en place d’un pouvoir politique britannique. Elle y enfermera toutes les personnes qui n’accepteront pas de se conformer aux règles de l’entreprise ou qui refuseront d’aller travailler.

L’enfermement était avant tout un outil de répression politique et de contrôle du travail pour la mise en valeur de la colonie : construction des bâtiments publics, des routes, exploitation des plantations. Il fallait que la colonie soit rentable, on avait besoin de main-d’œuvre. Ceux qui ne s’y conformaient pas étaient donc emprisonnés. Plus tard, les colons ont mis en place un impôt, et ceux qui ne le payaient pas étaient enfermés, et mis au travail.

À Haïti, « une criminalisation systématique de la pauvreté »

Michael Pauron : Au Nigeria, où le système n’a pratiquement pas été réformé depuis l’indépendance, l’avocat et défenseur des droits humains Damilare Adenola dénonce un « système pénal [nigérian] devenu un outil contre les pauvres et les marginaux »...

Clémence Bouchart : Le fait que les personnes détenues soient en majorité des gens pauvres est un héritage de la colonisation. Au départ, on assiste à une criminalisation des pratiques ancestrales. Par exemple, on va interdire la coutume, certaines pratiques religieuses ou spirituelles. En Kanaky, on va interdire aux Kanaks d’organiser certaines fêtes, de porter leurs vêtements traditionnels ou, disait-on, de se promener « nu ».

Il y aura des lois contre l’oisiveté, le vagabondage, la consommation d’alcool et de drogues, pour interdire de chanter... Bref, contre tout ce qui détournerait du travail. Ces lois vont se retrouver dans les codes pénitentiaires au moment des indépendances. Aujourd’hui, il n’y a quasiment aucune loi qui a été changée. Et les mesures punitives sur des délits mineurs, comme la mendicité, le vagabondage et les larcins, vont même être renforcées.

Au Pakistan, les lois sur les prisons datent de 1894. Il y a encore un chapitre consacré au calibre des armes à utiliser pour les exécutions… La peine de mort existe toujours au Pakistan, mais elle se fait par pendaison. Le code n’a pas pour autant été révisé.

À Haïti, Roberson Edouard6 explique que, au moment de l’indépendance, durement acquise en 1804, beaucoup d’éléments issus de la colonisation ont été réintégrés dans le nouveau Code civil sans être repensés. Par exemple, le vagabondage ou encore l’oisiveté, jugés dangereux pour l’État et surtout improductifs, continueront d’être criminalisés. Et puisque les dispositifs coloniaux s’appuyaient sur des critères raciaux et de statut social, on va assister à une criminalisation systématique de la pauvreté7. On ne trouve pas de mulâtres riches en prison. Le droit haïtien n’a pas été pensé pour eux. Les infractions mineures, de type contraventions, représentent 25 % des affaires traitées par la justice haïtienne. Avec les larcins, on monte à 60 %. Et bien souvent ce sont des jeunes qui ont des emplois précaires et discontinus.

Les Premières nations américaines sont également largement visées. Au Canada, plus de la moitié des femmes incarcérées, soit 55 %, sont issues de ces peuples alors qu’elles ne représentent que 5 % de la population féminine du pays. Et cela a augmenté de 60 % au cours des dix dernières années pour les peines fédérales, c’est-à-dire pour les peines de deux ans ou plus.

Dans tous les pays construits à partir d’une politique d’esclavage et de colonisation, comme le Brésil ou les États-Unis, les premières cibles du système pénal une fois l’esclavage aboli ont été les personnes qui venaient d’être libérées. Le travail de l’autrice et militante Angela Davis montre bien comment les nouvelles formes de criminalisation apparaissent dans les codes noirs après l’abolition. On retrouve une fois de plus le vagabondage, les vols mineurs, l’absence au travail… Tout un arsenal va cibler les personnes noires, comme l’insolence envers les personnes blanches. Ces dernières accusaient à tort d’anciens esclavagisés. Et, une fois enfermés, ils étaient soumis au travail forcé (aujourd’hui encore, on recourt au travail forcé dans les prisons états-uniennes).

En Europe, on applique la même logique. La police concentre sa surveillance sur certaines populations, il est donc normal qu’à la fin elles se retrouvent en prison. Il y a tout un discours autour de la « violence des jeunes », la violence des « bandes de jeunes », qu’on retrouve également dans les anciens pays colonisés.

Michael Pauron : L’exportation des normes carcérales ne s’est pas arrêtée avec la colonisation. Au point que vous qualifiez de néocolonialisme les aides internationales à destination des systèmes carcérales. Pourquoi ?

Clémence Bouchart : Les travaux de la chercheuse Julie de Dardel montrent que l’exportation du modèle carcéral états-unien est incluse dans la politique étrangère des États-Unis au nom de la guerre contre le terrorisme et contre le narcotrafic. L’idée est donc de déployer à l’étranger le modèle états-unien pour défendre ses intérêts vitaux, comme en Afghanistan, au Pakistan (très présent dans les provinces du Nord) et en Irak. Les États-Unis ont construit des prisons, transféré les systèmes opérationnels de sécurité et formé les agents cadres. Il s’agit parfois d’assistance technique : si cela représente moins d’argent, cela change profondément le modèle pénitentiaire d’un pays.

Or les États-Unis sont loin d’être un modèle en matière de droits humains. Leur idéologie est que l’isolement dans des conditions extrêmement dures est la seule réponse. Il y a régulièrement des accusations de violations des droits humains là où ils sont intervenus, notamment en Amérique latine, comme en Colombie, où des agents pénitentiaires formés aux techniques états-uniennes ont été accusés de violations des droits humains. En Afghanistan, en 2013, une enquête de l’ONU a dénoncé des cas de torture et de maltraitance de la part d’agents pénitentiaires qui avaient été formés pour la plupart par les États-Unis.

Au Pakistan, le Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs a formé les plus hauts gradés. Dans son plaidoyer, Sarah Belal, directrice exécutrice de JPP, dit qu’il faut arrêter de citer les prisons états-uniennes comme des exemples et de suivre ces formations.

Michael Pauron : Qu’en est-il de l’Union européenne ?

Clémence Bouchart : L’Union européenne aussi finance beaucoup de programmes de soutien aux réformes pénitentiaires, comme en Côte d’Ivoire et au Togo. On parle d’abord de réforme, puis on instaure un nouveau modèle qui aboutit à des solutions pénales standardisées et qui répondent aux préconisations des bailleurs de fonds mais pas forcément aux besoins nationaux.

En Côte d’Ivoire, la Fédération internationale des Acat [Action des chrétiens pour l’abolition de la torture], le Cerdap2 [Centre d’études et de recherche sur la diplomatie, l’administration publique et le politique] et l’Acat Côte d’Ivoire ont montré dans une vaste étude8 que les solutions mises en place, notamment grâce à l’argent européen, ne sont pas adaptées aux réalités locales.

Les projets visent à étudier le fonctionnement du système judiciaire, mais le diagnostic et les solutions proposées vont rester les mêmes en Côte d’Ivoire, à Madagascar, en Centrafrique, au Tchad, ce qui semble vraiment hors de propos. Les contextes administratif et institutionnel ne sont pas pris en compte. Ça ne peut pas fonctionner, mais ces pays acceptent parce qu’ils ont besoin d’argent pour le développement de leurs prisons, pour leur système pénitentiaire, pour leur système judiciaire, et ils vont accepter des conditions pas forcément légitimes. Tant pis si ça ne marche pas.

On vient injecter de l’argent dans des systèmes hérités de la colonisation qu’il aurait fallu refaire alors que les États nouvellement indépendants n’avaient pas d’argent.

Le Canada, les États-Unis et parfois la France financent une très grande partie du système pénitentiaire haïtien : construction des bâtiments, formation du personnel, nouveaux systèmes de gestion. Elle met en place tous les dispositifs répressifs, les systèmes d’isolement, les systèmes de surveillance, etc.

Et Roberson Edouard montre que le système est totalement capitaliste. Par exemple, le logiciel d’identification des personnes détenues, qui donne accès aux photos des détenues et à leurs empreintes digitales, permet de nourrir la base de données des États-Unis qui serviront ensuite aux services consulaires lors des demandes de visa. Ce système est totalement néocolonial et ces contreparties ne sont pas ouvertement exposées.

J’ajoute que les instances internationales sont majoritairement financées par les pays de l’hémisphère Nord, qui veulent voir leurs standards valorisés, estimant que ceux-ci devraient être universels puisqu’ils viennent d’eux. Les financements sont donc bien souvent liés à l’acceptation de ces standards. Roberson Edouard rappelle qu’aujourd’hui, si vous avez besoin d’une statistique sur le système pénitentiaire ou judiciaire haïtien, vous demandez à la Banque mondiale ou aux États-Unis. Et puisque ces statistiques viennent de l’extérieur, elles sont reconnues comme « légitimes ».

En Kanaky, « la majorité des personnes jugées sont kanaks »

Michael Pauron : Les populations considèrent-elles légitime ce système pénitentiaire totalement importé ?

Clémence Bouchart : Dans l’étude en Côte d’Ivoire déjà citée, organisations sont allées interroger des hommes en détention préventive. À la question de savoir s’ils estimaient que leur affaire aurait dû être réglée autrement, 70 % ont estimé que oui. En creusant un peu, beaucoup invoquent une autre autorité que celle incarnée par l’État, qu’ils considèrent comme légitime : la chefferie de la communauté, le chef du village... Cela repose énormément sur le communautaire et le collectif.

Les personnes interrogées expriment aussi une préférence pour les règlements à l’amiable, via un échange ou la mise en place d’un espace de dialogue et de conciliation avec la victime ou ses proches pour demander pardon, suivant l’infraction.

Ces réponses sont complètement en opposition à l’isolement que la personne vit au cours d’une procédure pénale extrêmement longue avant même de voir un juge. Il y a une incompréhension générale du système. Beaucoup de personnes ne comprenaient même pas pourquoi elles étaient là puisque l’infraction avait été réglée depuis plusieurs années dans le village, la dette avait déjà été payée. Sauf que cette justice traditionnelle n’est pas reconnue par le Code de procédure pénale.

Tout cela génère beaucoup d’incompréhension et de méfiance envers un système de justice dans lequel les personnes ne se reconnaissent pas.

Michael Pauron : On parle beaucoup de Kanaky et de la condition des prisonniers politiques kanaks...

Clémence Bouchart : Sur l’île, la majorité des personnes jugées sont kanaks, alors que les magistrats viennent essentiellement de l’Hexagone pour une durée temporaire. Pour l’instant, il n’y a qu’une seule magistrate issue du peuple kanak, et il n’y a que deux avocats kanaks au barreau de Nouméa. Le système est blanc et pensé pour des Blancs. La justice est perçue comme blanche et coloniale. Le nombre de personnes kanaks ne fait que diminuer, mais le nombre de personnes incarcérées kanaks ne fait qu’augmenter.

Les condamnées sont par ailleurs déplacées vers des prisons du continent : on utilise les vieilles méthodes coloniales pour isoler des dizaines de militantes kanaks dans des prisons en France, à 17 000 kilomètres, pour, selon Eric Dupond-Moretti9, alors ministre de la Justice, « qu’il n’y ait pas de contamination des esprits les plus fragiles ». Beaucoup de jeunes Kanaks sont transférées sans préventive. Ceux qui se retrouvent sous contrôle judiciaire doivent le passer en France continentale pendant une période qui peut varier de dix-huit à vingt-quatre mois. Et, bien entendu, l’État ne leur paiera pas le billet retour.

La criminologue canadienne Mylène Jaccoud indique10 que le système judiciaire continuera d’être perçu par les communautés autochtones comme illégitime aussi longtemps que le droit continuera d’être un “outil de dépossession et de démantèlement des sociétés autochtones” et non un “instrument de soutien pour l’émancipation des peuples autochtones”.

1Nations unies en RD Congo, «  Tentative d’évasion à la Prison Centrale de Makala à Kinshasa, UNFPA se déploie  », 17 octobre 2024.

2Penal Reform International and the Thailand Institute of Justice, «  Global Prison Trends 2025  », disponible ici.

3Marie-Julie Bernard, Bénédicte Fischer, L’État ivoirien à l’épreuve de la détention préventive. Regards croisés sur l’internationalisation des réformes pénales, L’Harmattan, 2022.

4Ancien avocat général, auteur de Une véritable justice équitable, décolonisée, par et pour les peuples autochtones, Presses de l’Université de Laval, 2023.

5Patrick Gathara, «  Settler Colonialism : The Root of Kenya’s Brutal Penal System  », The Elephant, 20 août 2020.

6Sociologue, Roberson Edouard est notamment l’auteur de Violences et ordre social en Haïti, essai sur le vivre-ensemble dans une société postcoloniale, Les Presses de l’Université du Québec, 2013.

7Sur «  la criminalisation de la pauvreté  », voir «  La campagne pour décriminaliser la pauvreté  » menée par plusieurs organisations de défense des droits humains, ici.

8Okia Arnold ACHOU (Acat Côte d’Ivoire), Marie-Julie BERNARD (Cerdap2), Bénédicte FISCHER (Cerdap2), Lionel GRASSY (Fiacat/Cerdap2), «  Présumée innocente, étude sur la détention préventive en Côte d’Ivoire  », janvier 2020, disponible en PDF ici.

9Odile Macchi, «  Nouvelle Calédonie : Expédiés à l’autre bout du monde du jour au lendemain  », Dedans Dehors n°125, décembre 2024, mis en ligne en avril 2025.

10Mylène Jaccoud, «  Entre méfiance et défiance : les autochtones et la justice pénale au Canada  », Les Cahiers de droit, mars 2020. Disponible en en PDF ici.