
Le Caire. Capitale aux vingt-et-un millions d’habitants. Ville bruyante et l’une des plus polluées du monde. Dans sa périphérie, à une petite vingtaine de kilomètres du centre-ville, se trouve le quartier Faisal. Les célèbres pyramides qui font la renommée de l’Égypte sont à moins de cinq kilomètres. Il est même possible de les apercevoir au détour d’une rue. Ici, c’est l’effervescence. Ville récente composée de hauts immeubles à la façade extérieure à moitié finie, Faisal possède de longues rues ombragées et poussiéreuses.
Claudia habite au deuxième étage d’un immeuble voisin de la seule salle de jeu du quartier. Originaire du Togo, elle est arrivée à Faisal il y a huit mois. « Ça faisait quatre ans que je faisais des demandes de visa depuis Lomé pour partir en France, confie-t-elle. Un jour, un oncle m’a dit que ça serait plus simple en passant par l’Égypte. Alors j’ai fait les démarches et je suis arrivée ici. » Ils sont nombreux dans ce cas, même si leur nombre est difficilement quantifiable : il s’agit en effet d’un phénomène qui passe sous les radars des autorités, des ONG et des médias. Pour eux, le pays des pharaons représente une porte d’entrée vers l’Europe, le Canada ou encore les États-Unis. « En Guinée, tout le monde me disait que ça allait être simple de pouvoir obtenir un visa à partir d’ici », explique Elisabeth, qui habite deux étages plus haut. Cette jeune femme élancée de 25 ans rêve elle aussi « de la France, de sa culture, de sa langue ».
Il y a très peu d’accords entre l’Égypte et les pays africains concernant les travailleurs immigrés. La plupart du temps, ils entrent sans visa et ensuite, ils se font régulariser. « C’est un parcours difficile dans lequel ils s’engagent, indique Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au CNRS et spécialiste des questions migratoires. Pour ce qui est du Canada, c’est un système de points pour les personnes hautement qualifiées et pour les États-Unis, c’est plutôt du regroupement familial. Rien n’est fait pour leur permettre de partir. »
Bloqués dans le pays malgré eux
Entrer en Égypte n’est pas difficile. Mais pour en sortir, c’est tout un combat. En réalité, la plupart des immigrés d’Afrique de l’Ouest n’ont pas de titre de séjour en bonne et due forme. « Je n’ai eu mon visa en règle que les trois premiers mois de mon arrivée en 2018, poursuit Elisabeth. Depuis, je suis sans, car je n’ai pas les fonds nécessaires pour le renouveler et ce n’est jamais sûr pour l’obtenir. Je préfère attendre une bonne occasion. » Sans titre de séjour, impossible de sortir du pays. Être « sans papiers » impacte également le quotidien - pour acheter une puce téléphonique par exemple. En Égypte, tout est lié au visa, d’une durée de trois ou six mois.
Si leurs documents ne sont pas renouvelés en temps et en heure, les migrants doivent payer des pénalités. « Pour six mois de retard, ils doivent payer plus de 1 000 livres égyptiennes (60 euros), et pour trois mois de plus, 500 pounds à chaque fois (28 euros), ce qui représente des sommes conséquentes pour eux », explique Nour Khalil, consultant juridique pour les réfugiés et les migrants au Caire. Un véritable cercle vicieux, d’autant que les employeurs ne leur facilitent pas la vie en rechignant à transmettre leur contrat de travail aux autorités.
« On se sent coincé, continue Elisabeth, assise dans son canapé. Nous ne sommes pas venus ici pour rester, c’est juste une étape. À un moment je voulais par n’importe quel moyen sortir d’Égypte ». Mais depuis 2016, « les frontières terrestres sont hautement surveillées et les gardes-côtes ont totalement fermé le passage par la mer, constate Nour Khalil. Plus de 80 000 personnes seraient actuellement en prison, pour des mois ou des années, parce qu’elles ont tenté de quitter le pays clandestinement. »
« La vie ici n’est pas comme je l’imaginais »
Pourtant ces migrants travaillent. Le fait qu’ils soient francophones est même un atout : beaucoup d’entre eux décrochent un emploi dans l’un des nombreux centres d’appels du pays. Ces derniers sous-traitent notamment la relation client pour des entreprises basées en France et au Canada, à l’image entre autres d’Amazon France ou encore de l’entreprise canadienne de télécommunications Vidéotron. « J’ai choisi de venir ici après mon bac pour ce travail, comme beaucoup d’entre nous, explique Claude, d’origine burkinabé, toujours équipé de son bonnet rouge sur la tête et son téléphone greffé à la main. Il me permet de vivre et d’envoyer des sous au pays, et le reste, j’essaye de le mettre de côté pour mon visa. Mais ce n’est pas facile. » Claude est arrivé dans le pays il y a presque deux ans, et lui non plus n’a plus de titre de séjour en règle. « Je veux partir d’ici pour aller au Canada mais je n’ai pas assez d’argent. La vie ici n’est pas comme je l’avais imaginé, c’est la désillusion. Faisal est un quartier populaire, avec la mentalité qui va avec. »
Depuis de nombreuses années, l’Égypte est un pays d’accueil et de passage pour les Africains. Mais une fois dans le pays, ils font face à une dure réalité. « À cause de leur couleur de peau, ils subissent le racisme, estime Nour Khalil. C’est un gros problème en Égypte. Et les Africains ne peuvent pas se plaindre ou porter plainte car ils n’ont pas de titre de séjour. Les Égyptiens originaires du sud du pays ou de Nubie qui ont une couleur de peau plus foncée font eux aussi face à ce genre de discrimination. » Recevoir des pierres ou des insultes dans la rue fait partie de leur quotidien. À tout cela s’ajoute également la peur de se faire arrêter.
Ce qu’ils ont vu de l’Égypte se limite bien souvent à Faisal. « Les seuls moments où je sors, c’est pour faire des courses ou travailler. Mes horaires sont difficiles et décalées, raconte Claudia, fatiguée et soucieuse. Comme je rentre tard, je demande souvent à des collègues de me raccompagner. » « J’ai souvent pensé que j’aurais dû rester chez moi, même si ma situation financière était plus difficile qu’ici, ajoute Elisabeth, le regard dans le vide. On se confronte à des choses que l’on n’imaginait pas : le racisme, la barrière de la langue, le fait de ne pas pouvoir s’habiller comme on veut. »
Sans protection, sans relations et sans argent
Aïcha, Mariama et M’mah sont toutes les trois originaires de Guinée-Conakry et vivent ensemble. Les trois jeunes femmes font des ménages chez des particuliers. « Parce qu’on est noires, les gens chez qui on travaille refusent de nous payer. On nous traite comme des esclaves », racontent-elles, assises sur le tapis, seul élément qui compose leur salon avec une chaise en plastique. Elles parlent de violences physiques et verbales. « On ne peut rien dire. A qui peut-on aller se plaindre ? Nous n’avons pas de titre de séjour, juste notre passeport. Ce qui est déjà bien comparé à certains qui n’en ont même plus », explique Mariama, amère. Selon Nour Khalil, il n’est pas rare que les passeports soient retirés par les employeurs. « Il y a de nombreuses violations des droits des Africains en Égypte. Sur tous les aspects de leur vie, ils rencontrent des difficultés. Ils restent dans les périphéries, sans protection et sans argent. »
Avec ce travail, les Guinéennes gagnent environ 4 000 livres par mois (approximativement 225 euros), dont la moitié est consacrée au loyer et le reste est envoyé au pays pour aider la famille. « Il ne nous reste pas beaucoup de sous pour vivre, on ne mange quasiment rien », remarque Aïcha. Malgré ce contexte difficile, elle et ses amies font preuve de résilience : « Dans notre pays, nous n’avions ni travail, ni avenir, alors on se dit qu’on est quand même mieux ici, et surtout on est ensemble. »
Certains pensent à rentrer, mais encore faut-il avoir tous ses documents à jour. Adiza, elle, est venue de Côte d’Ivoire il y a un an pour rejoindre son fiancé. « On comptait aller au Canada ou aux États-Unis mais avec le Covid, tout a été stoppé, explique-t-elle. Je n’arrive pas à aimer ma vie ici. C’est très dur de s’intégrer, ils ne veulent pas de nous. On ne peut pas sortir danser, s’amuser, nos familles nous manquent... Ça fait beaucoup. »
Abdoul aussi pense à retourner dans son pays. Ce grand jeune homme, toujours un sourire aux lèvres, est originaire du Mali. Il est arrivé en Égypte en mars 2020 et travaille également dans un centre d’appels. « Ce qui m’a motivé à partir shap shap (au plus vite), c’est le jour où un client m’a insulté au téléphone par rapport à sa facture de téléphone. Il criait et m’a dit : “Tu n’as pas de travail, tu n’es rien, ce n’est pas un travail ce que tu fais”. Ça fait réfléchir, raconte-t-il. En plus de subir le racisme dans la rue, tu le subis aussi au téléphone avec les clients. »
Titulaire d’une licence en finance-comptabilité, Abdoul a postulé dans une université canadienne pour y poursuivre ses études : « Si je n’arrive pas à partir, je rentre au Mali. Il vaut mieux gagner moins d’argent mais être heureux. Notre dignité est en permanence bousculée dans ce pays. Ils nous parlent mal et nous dévisagent quand on marche dans la rue. Même un commerçant chez qui on va tous les jours nous traitera toujours de cette manière. Un jour on m’a dit qu’un chien égyptien a plus de valeur que nous. »

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