Kanaky-Nouvelle-Calédonie

Benoît Trépied. « Ce n’est pas une histoire de démocratie, c’est une histoire de décolonisation »

Entretien · Il y a un peu plus d’un an, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’embrasait et se rappelait au bon souvenir de la France comme étant l’un de ses derniers territoires coloniaux. Auteur de Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’anthropologue Benoît Trépied rappelle ici les responsabilités de l’État français, qu’elles soient immédiates ou historiques.

L'image présente une scène de réunion ou de conférence, où des personnes sont assises derrière une table. En arrière-plan, il y a un grand drapeau avec des couleurs vives : un rouge et un bleu, et un cercle jaune au centre. Dans ce cercle, on peut distinguer un symbole noir, précisant ainsi l'identité culturelle. Au-dessus de la scène, une banderole arbore le mot "KANAKY INDEPENDANCE" écrit en lettres rouges, exprimant un message fort lié à l'indépendance. Les participants semblent engagés et sont en discussion, créant une atmosphère de détermination et de solidarité.
Conférence du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, à Lyon, en 1988.
© Serge Mouraret / Alamy Banque D’Images

Le 13 mai 2024, l’archipel de Kanaky-Nouvelle-Calédonie1 s’est embrasé. En réaction à la volonté du gouvernement français de procéder au dégel du corps électoral, et ainsi de saper un des fondements des accords de Matignon et de Nouméa, conclus respectivement en 1988 et en 1998, qui avaient permis de ramener la paix dans ce territoire du Pacifique colonisé par la France au XIXe siècle et avaient ouvert la voie à la décolonisation, et peut-être à l’indépendance du « Caillou », des milliers de personnes sont descendues dans la rue. Ce dégel marquait la fin d’un régime électoral dans lequel les personnes arrivées sur le territoire après 1999 (venues pour la plupart de l’Hexagone) n’avaient pas la possibilité de voter aux élections locales, ainsi qu’aux référendums sur l’indépendance.

Pendant plusieurs semaines, cette révolte a rythmé le quotidien des habitantes de la capitale, Nouméa, et de ses alentours. Le bilan des violences commises durant ce soulèvement, mais aussi de la répression menée par l’État français ainsi que par des milices dites « loyalistes » (anti-indépendatistes), est très lourd : 14 mortes – 11 Kanak, 1 Caldoche (le nom donné à la population d’origine européenne installée depuis plusieurs décennies dans l’archipel) et 2 gendarmes – ; des centaines de blessées ; des dégâts matériels évalués à 2 milliards d’euros ; près de 2 500 gardes à vue et environ 250 incarcérations. Aujourd’hui, l’économie de l’île est à terre : son produit intérieur brut aurait chuté de 10 à 15 % entre 2023 et 2024, et 13 000 emplois auraient été perdus. Et l’avenir est incertain.

Dans un ouvrage aussi pédagogique qu’engagé (à l’image de son titre : Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie), l’anthropologue Benoît Trépied revient sur la responsabilité de l’État français dans cette situation. Responsabilité immédiate, liée au choix du régime d’Emmanuel Macron de mettre fin au (relatif) consensus issu des accords de Matignon et de Nouméa, et de s’engager aux côtés des plus radicaux parmi les anti-indépendantistes. Mais aussi responsabilité historique : Trépied se livre en effet à une analyse fine de l’histoire de la colonisation, méconnue en France malgré l’extrême violence qui la caractérise, ainsi que des succès et des limites des accords signés dans le passé, sur les plan politique, économique et social.

Rencontré à Paris quelques jours avant qu’il retourne sur le terrain, à 17 000 kilomètres de l’Hexagone, le chercheur revient sur cette histoire douloureuse.

Un développement « sur la négation des Kanak »

Rémi Carayol : Dans l’Empire colonial français, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie occupe un rôle à part : comme l’Algérie, il s’agissait d’une colonie de peuplement...

Benoît Trépied.
Benoît Trépied.
© DR

Benoît Trépied : La colonisation par la France de ce qui s’appelait la Nouvelle-Calédonie depuis que James Cook y avait accosté [en 1774, NDLR] a débuté à partir de 1853. L’objectif était avant tout de créer un bagne afin d’exiler les éléments indésirables de la métropole, et ainsi de trouver une alternative au bagne de Cayenne [en Guyane, NDLR], qui était trop mortifère – les bagnards y tombaient comme des mouches. Pour la France, la Nouvelle-Calédonie était donc destinée à être une terre de relégation pour les bagnards et les forçats, ce qui lui permettait de leur faire expier leur faute via les travaux forcés, tout en mettant en valeur la colonie, en construisant des infrastructures, des routes, etc. – la ville de Nouméa a été construite par les bagnards, par exemple. À la fin de leur peine, l’État leur proposait de rester sur place et de devenir des colons en acquérant des petits lopins de terre.

À ce projet de colonisation pénale s’est ensuite ajouté celui d’une colonisation libre, lorsque l’État a proposé des solutions d’ascension sociale par la voie coloniale à des « petits » Français de l’Hexagone à la fin du XIXe siècle. Et à cette double colonisation de peuplement, pénale et libre, se sont ajoutés les contrats d’engagement (des contrats de travail contraints, assez proches de l’esclavage) signés par des indigènes venus d’autres îles du Pacifique ou d’Asie du Sud-Est.

C’est ainsi que, au fil du temps, cette société coloniale s’est constituée. Une société diverse, traversée de nombreuses lignes de fractures sociales, raciales mais aussi de genres, puisqu’il y avait une grande pénurie de femmes, en particulier de femmes blanches. Et cette société coloniale composite s’est constituée à côté de la société kanak, voire à son détriment, puisque pour que cette société coloniale puisse se déployer, il fallait de la place. Les Kanak se sont fait spolier leurs terres, puis enfermer dans des réserves desquelles ils n’avaient pas le droit de sortir jusqu’en 1946. Ainsi, le développement de cette société coloniale calédonienne s’est fondé sur la négation des Kanak, et même sur la volonté de les éradiquer – un paramètre que l’on retrouve généralement dans les colonies de peuplement.

Très vite, il y a eu une immense dépopulation kanak, d’abord à cause des maladies amenées par les premiers Blancs, qui ont fait des ravages inouïs au sein de la population (ravages longtemps sous-estimés dans l’historiographie, et que les travaux des archéologues nous aident aujourd’hui à réévaluer), mais aussi du fait des spoliations foncières qui ont entraîné des révoltes, qui ont elles-mêmes entraîné de violentes répressions. Il y a eu des cycles de famine également, puisque les Kanak, qui étaient des horticulteurs, n’avaient plus de moyens de ressources. Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, ils sont passés d’une population de plusieurs centaines de milliers à à peine 20 000. Cela étant dit, ils n’ont pas été complètement balayés comme l’ont été les indigènes d’Australie ou des États-Unis.

Rémi Carayol : Pour quelles raisons ?

Benoît Trépied : Essentiellement parce que l’émigration française n’a jamais été extrêmement dynamique. Mais aussi parce qu’il manquait de femmes : beaucoup de femmes kanak ont donc été prises pour femmes par des hommes européens, parfois sous la contrainte (le phénomène des viols est lui aussi sous-estimé dans l’historiographie), et très tôt dans l’histoire de la colonie, même s’il n’y a pas eu l’émergence d’une classe sociale métisse – on était soit blanc soit indigène, une bipolarisation qui a abouti à un face-à-face encore visible aujourd’hui.

« Exploiter les Kanak plutôt que de les éradiquer »

Rémi Carayol : Dans votre livre, vous citez un administrateur colonial qui explique à un missionnaire au début du XXe siècle qu’il n’y aura bientôt plus de Kanak. Un plan d’extermination a-t-il été mis en œuvre, ou tout du moins envisagé ?

Benoît Trépied : Des administrateurs et des militaires l’ont évoqué. Ma collègue Isabelle Merle, dans son livre sur l’expérience coloniale2, en cite certains qui disent qu’il faudrait faire comme les Britanniques en Tasmanie : organiser des battues générales. Mais, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de grand plan d’extermination. D’abord parce que la colonie n’avait pas les moyens de ses ambitions. C’était une colonie du bout du monde, très peu peuplée, extrêmement marginale au sein même de l’Empire français. Ensuite parce qu’il y avait des injonctions contradictoires quant à ce que la colonie voulait faire des autochtones.

Le monde colonial n’est pas un monde monolithique, il y avait en son sein un courant réformateur, porté notamment par les missionnaires à partir du début du XXe siècle, par des courants de la gauche métropolitaine aussi durant l’entre-deux-guerres, qui pensaient qu’il fallait réformer l’Empire sur des bases plus humaines, moins violentes, sans pour autant remettre en cause la logique de la domination coloniale. Enfin, certains défendaient l’idée qu’il fallait faire travailler les Kanak, les exploiter plutôt que les éradiquer.

Rémi Carayol : Vous citez Pierre Messmer, un indécrottable colonialiste, qui explique, en 1972, qu’il y a une bataille démographique à mener pour que les Blancs, ou tout du moins les non-Kanak, deviennent majoritaires afin de garder le contrôle de ce territoire. Quand ce mot d’ordre est-il apparu ?

Benoît Trépied : Longtemps, tant que les Kanak n’étaient pas des citoyens, la question ne s’est pas posée. Pendant la période coloniale, les Kanak sont majoritaires, mais ils sont soumis dans le cadre du régime de l’indigénat, ils sont donc privés de leurs droits civiques. La question électorale, et donc démographique, commence à se poser à partir de 1946, quand les Kanak sont sur le point de devenir citoyens (comme les autres peuples indigènes des colonies françaises). Ils représentent alors environ 50 % de la population calédonienne. Cela signifie que s’ils votent, ils risquent de bouleverser les équilibres électoraux locaux : le conseil général, les mairies... Se pose donc la question, ici comme dans l’ensemble de l’Empire français, de la citoyenneté qui va être octroyée aux indigènes : comment va-t-elle s’exercer ? Quels droits sociaux et politiques va-t-elle impliquer ?

À l’intérieur même de la colonie, la question de la citoyenneté interroge non pas le rapport de la Nouvelle-Calédonie à la France, mais les rapports de force en interne. Il va y avoir de longs débats pour savoir comment et dans quelles conditions ces nouveaux citoyens seront inscrits sur les listes électorales, ce qui fait que leur inscription sera retardée de dix ans. Entre 1946 et 1956, ils n’intègrent les listes électorales qu’au compte-goutte, l’argument de l’administration étant de dire que si on les inscrit tous sur les listes, les Blancs s’y opposeront. Pendant quelques années, seuls 10 % des Kanak en âge de voter peuvent voter. En 1951, ce sont 60 % des Kanak en âge de voter qui sont inscrits sur les listes. Ce n’est qu’en 1956-1957 que l’on atteint le taux de 100 %.

L’autre question qui se pose est de savoir si l’on crée deux collèges électoraux distincts (comme en Algérie) ou un collège unique. Finalement, c’est le collège unique qui est mis en place. Il faut préciser qu’à cette époque, l’expression politique des Kanak est étroitement contrôlée par des associations créées par des missionnaires, visant à éviter toute remise en cause trop frontale de l’héritage colonial. Ce qui fait que, contrairement à ce qui se passe ailleurs, et notamment en Afrique, il n’y a pas de mouvement anticolonial radical qui émerge dans ces années 1950-1960. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 qu’émergent les mouvements indépendantistes, avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus. C’est à cette époque que Pierre Messmer fait sa fameuse déclaration. Il faut rappeler qu’il est alors Premier ministre.

Pour autant, sa déclaration n’est pas suivie, à ma connaissance, de politiques publiques ouvertement définies visant à « repeupler » la Nouvelle-Calédonie. En revanche, elle intervient pendant le boom du nickel, à une époque où l’État, pour répondre à la demande de main-d’œuvre, encourage la venue de métropolitains et de gens venus des autres territoires d’outre-mer, notamment des territoires du Pacifique, la Polynésie et Wallis-et-Futuna. Ce basculement démographique des années 1960-1970 reste un chantier de recherche à creuser.

« Ne pas finir comme les Aborigènes »

Rémi Carayol : De fait, en 1976, les Kanak deviennent minoritaires… Et, deux ans plus tard, en 1978, Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendantiste, déclare : « Nous sommes un peuple en sursis. » Que veut-il dire par là ?

Benoît Trépied : Il exprime la crainte de l’anéantissement, de la disparition, de la submersion ; la peur de finir comme leurs frères aborigènes en Australie, dont les Kanak parlent beaucoup. Ils disent : « On ne veut pas finir comme les Aborigènes, qui ne représentent que 4 % de la population ». Tjibaou déclare aussi, à peu près à la même époque : « Serons-nous les derniers Mohicans du Pacifique ? » Ce parallèle avec les Mohicans, c’est-à-dire les Amérindiens, et la question de la disparition des autochtones, est le nœud qui s’inscrit dans cette histoire longue et qui a encore des échos aujourd’hui. Derrière l’enjeu de la limitation du corps électoral, qui avait été actée lors des accords de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998, et que Macron a essayé de faire sauter en 2024, se cache la peur de disparaître en tant que peuple.

Rémi Carayol : Venons-en à l’actualité. Deux décisions ces dernières années ont contribué à pourrir la situation et ont provoqué le soulèvement de mai 2024 : le troisième référendum sur l’indépendance, qui a été organisé en 2021 alors que les mouvements kanak appelaient à son report en raison de la crise du Covid, et la volonté de procéder au dégel du corps électoral en 2024...

Benoît Trépied : Ces décisions s’inscrivent dans la bataille démographique que l’on vient d’évoquer. Pendant longtemps, les Kanak ont dit qu’ils étaient les seuls à être légitimes pour se prononcer sur le futur de ce pays. Puis ils ont accepté l’idée que les non-Kanak qui sont là depuis longtemps, y compris donc des colons, pouvaient eux aussi avoir leur mot à dire. Mais pas tous, notamment pas ceux arrivés récemment. Après la crise des années 1980, qui a abouti au drame d’Ouvéa et aux accords de Nouméa, des points de compromis ont été trouvés. Les Kanak ont d’abord accepté d’intégrer les colons dans le processus (ceux qui sont nés dans l’archipel avec un parent né dans l’archipel) ; puis tous les Français qui étaient installés au moment de la signature des accords de Matignon, en 1988 ; puis, lors de la signature des accords de Nouméa, tous ceux qui étaient installés en 1998...

Lorsque le pouvoir macroniste et ses alliés « loyalistes » ont souhaité faire sauter cette limite, arguant que ce n’est pas normal que des citoyens français ne puissent pas voter aux élections locales, la crainte de la mise en minorité des Kanak a réémergé. Une crainte plus ou moins confirmée dans les faits, avec des vagues d’arrivées, mais aussi des vagues de départs, selon la situation économique du moment – il y a notamment eu une vague d’arrivées dans les années 2000, on voyait alors des reportages vantant le cadre de vie et les opportunités dans ce « petit bout de France » ; a contrario, on a assisté à de nombreux départs dans les années 2010, à cause de la crise économique. La crainte de la submersion est peut-être surévaluée aujourd’hui, mais elle n’en reste pas moins très ancrée. C’est ce qui explique le soulèvement de mai 2024, entre autres.

« Les privilèges économiques persistent »

Rémi Carayol : Les accords de Nouméa visaient aussi à protéger les Calédoniens sur le marché de l’emploi, par le jeu de la préférence locale, tout en créant une économie proprement calédonienne. Les dirigeants politiques ont-ils réussi à sortir de la dépendance vis-à-vis de Paris, dont vous expliquez qu’elle a été savamment orchestrée ?

Benoît Trépied : Non, on est toujours dans ce système-là. La Calédonie a un potentiel d’émancipation économique lié au fait qu’elle est l’un des plus grands pays producteurs de nickel. La stratégie des indépendantistes depuis plus de trente ans a été de développer une forme de nationalisme minier et métallurgique - ce qu’ils appellent la « doctrine nickel » - pour faire en sorte que le pays s’émancipe économiquement. Mais la filière traverse une crise depuis quelques années. Et la révolte de mai-juin 2024 a tout foutu à plat. C’est pour ça qu’une partie des indépendantistes qui étaient engagés dans cette politique n’ont pas eu de mots assez durs pour les indépendantistes qui ont appelé au soulèvement l’année dernière.

Rémi Carayol : Vous écrivez que « jamais la Kanaky-Nouvelle-Calédonie n’a paru aussi dépendante de Paris »

Benoît Trépied : Jamais depuis des décennies effectivement. Car là, avec un emploi sur cinq détruit, une économie à plat, sans l’aide de l’État à très court terme, les gens n’ont plus rien à manger. Et ce sont les plus modestes (et donc des Kanak et des Océaniens) qui en pâtissent.

Rémi Carayol : Vous citez des chiffres édifiants. Le revenu médian mensuel des Kanak est deux fois moins élevé que celui des non-Kanak (979 euros, contre 1 963 euros). Les Kanak représentent 41 % de la population de l’archipel, mais 71 % de ceux qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Le niveau de vie des 10 % les plus riches est 7 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres, quand ce ratio est de 3,5 dans l’Hexagone. Se trouve-t-on encore dans un système typiquement colonial ?

Benoît Trépied : C’est ambivalent, car depuis quarante ans les accords ont fait en sorte de rééquilibrer tout cela et de rompre avec les héritages coloniaux. Ils ont porté leurs fruits, il ne faut pas le nier. Le modèle est plus égalitaire. Mais on est encore loin du terme du processus, qui doit être poursuivi. Les privilèges économiques persistent, et ils sont socialement déterminés et ethniquement très marqués.

« En quoi la France serait moins belle sans la Calédonie ? »

Rémi Carayol : La révolte de mai 2024 est autant politique que sociale, soulignez-vous. Qui est descendu dans la rue ?

Benoît Trépied : La réalité, c’est qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé. On manque encore du recul nécessaire. À première vue, c’est la jeunesse kanak et océanienne pauvre de la ville de Nouméa qui s’est révoltée. Or ces gens-là sont les oubliés des accords. Le niveau de misère sociale à Nouméa, dans les quartiers que l’on appelle les « squats », dont certains sont de véritables bidonvilles, est très important. Et cette misère sociale s’est cristallisée sur la question du dégel du corps électoral, car les discriminations sont vécues comme des formes contemporaines d’oppression coloniale. C’est une forme de politisation de la révolte sociale.

Rémi Carayol : Peut-on dire qu’Emmanuel Macron et ses ministres, notamment Sébastien Lecornu (ministre des Outre-Mer en 2020-2022) et Gérald Darmanin (ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer en 2022-2023), ont sabordé les accords de Matignon et de Nouméa ?

Benoît Trépied : Très largement, oui, car ces accords et la paix fragile, ambivalente, à laquelle ils avaient abouti, reposaient sur l’impartialité de l’État entre les deux camps. C’est ce que Michel Rocard [alors Premier ministre, NDLR] avait acquis de haute lutte en 1988. L’État se positionnait en tant qu’arbitre mais aussi en tant qu’acteur de la décolonisation – acteur car l’ONU dit qu’il revient à la puissance administrante d’organiser la décolonisation, notamment par le financement des dispositifs de rééquilibrage. Mais Macron et ses ministres ont rompu ce processus après le deuxième référendum, quand ils ont vu que le troisième référendum pouvait aboutir au « oui » à l’indépendance. C’est à partir de là que tout a capoté.

Rémi Carayol : Cela relève-t-il d’une idéologie et du refus de saper ce qu’il reste de l’Empire, ou est-ce une méconnaissance du territoire ? On se souvient qu’en 2018 Macron affirmait que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie »...

Benoît Trépied : Dès qu’il a dit ça, les gens se sont inquiétés. Dire cela, c’est déjà exprimer la préférence de l’État. On peut se demander, comme Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard, si la France ne serait pas plus belle si elle était liée par un partenariat durable avec un État calédonien. En quoi la France serait moins belle sans la Calédonie ? Il y a là peut-être une forme de méconnaissance de la situation, mais aussi une part d’idéologie. Sans oublier les enjeux géostratégiques, puisque Macron a répété sa volonté de peser dans ce qu’il appelle « l’Indo-Pacifique » - une notion qui reste très floue.

« L’État doit prendre ses responsabilités »

Rémi Carayol : Qui sont les « loyalistes » avec lesquels les gouvernements successifs se sont alliés depuis quatre ans ? Sur certains aspects, ils ressemblent de près aux radicaux de l’Algérie française, dont certains ont pris les armes contre la France.

Benoît Trépied : Aujourd’hui, il y a beaucoup de Caldoches, même des métropolitains, qui depuis quarante ans ont compris le sens de la revendication kanak, ont compris la politique de la main tendue kanak, et se sont engagés dans cette voie. Mais d’autres, surtout ceux concentrés sur la ville de Nouméa, qui est une ville très ségréguée, continuent de penser qu’on peut imaginer un avenir sans les Kanak dans une logique d’apartheid. Ces gens-là ont le vent en poupe depuis la fin des années 2010, et c’est aussi l’échec des modérés qui ont eu des discours progressistes, mais des pratiques excluantes, dans les années 2000 et 2010.

Rémi Carayol : Des milices se sont organisées au plus fort des violences en 2024. Une guerre civile est-elle possible ?

Benoît Trépied : C’est un risque. Mais beaucoup ne veulent pas ça, dans le camp des indépendantistes comme dans l’autre camp. La réponse de l’État sera déterminante. On a bien vu qu’il a réprimé les Kanak depuis le soulèvement de mai, et a épargné les « loyalistes ». Pour éviter une dérive type OAS [Organisation de l’armée secrète, NDLR], il faut que l’État applique à nouveau l’État de droit, et arrête de penser que les Kanak sont forcément suspects.

Il faut aussi qu’il prenne ses responsabilités. On a vu avec les accords de Matignon et de Nouméa que les responsables politiques français ont eu tendance, parfois, à se dédouaner, en disant : « Nous, on donnerait bien l’indépendance, mais ça dépend des loyalistes et des indépendantistes. » Or que disent les indépendantistes ? Que ce ne sont pas les loyalistes qui sont responsables de la colonisation – certains l’ont également subie, on les appelle d’ailleurs les « victimes de l’Histoire » – mais bien l’État français. C’est donc l’État français qui est responsable de la décolonisation. « Pourquoi les “loyalistes”, c’est-à-dire les colons, seraient à la table des négociations ? » interrogent-ils. Dans d’autres contextes, les colons n’ont pas eu leur mot à dire. Or ici, ce n’est pas une histoire de démocratie ni de référendum, c’est une histoire de décolonisation.

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1L’appellation officielle est : Nouvelle-Calédonie. Mais comme Benoît Trépied dans son livre, Afrique XXI adopte l’appellation : Kanaky-Nouvelle-Calédonie, qui marque la reconnaissance croisée du «  peuple kanak  » et des «  autres communautés  », pour reprendre les termes de l’accord de Nouméa signé en 1988 et cités par le chercheur.

2Isabelle Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-1920), Anacharsis, 2020.