
Le 28 mars 2022, à 2 heures du matin, Olanrewaju Suraju, directeur de l’Agence pour le développement humain et environnemental (Human and Environmental Development Agency, HEDA), dormait aux côtés de sa femme dans leur chambre à Abuja lorsqu’ils ont été attaqués par des hommes qui s’étaient introduits dans la maison. Ces derniers ont dérobé des ordinateurs portables, des téléphones mobiles et de l’argent. Ils auraient pu être pris pour des criminels ordinaires s’ils n’avaient pas dit au couple qu’ils agissaient « sur information et instruction ».
Les cambrioleurs nigérians semblent avoir récemment trouvé un intérêt à cibler les militants qui luttent en faveur de la justice sociale. Les maisons sont cambriolées, et parfois les voleurs se font aussi un devoir de battre sévèrement leurs victimes. Suraju, dont l’organisation est impliquée dans un combat de longue haleine avec le ministère de la Justice dans une affaire de corruption impliquant un propriétaire de blocs pétroliers, est un militant très actif. L’attaque contre lui et sa femme a été si violente qu’ils ont tous deux été hospitalisés.
Un mois avant l’agression contre Suraju et sa femme, des voyous en civil avaient attaqué des militants qui se rendaient à une audience du tribunal. Là encore, les victimes avaient été sévèrement battues et leurs téléphones et leur argent avaient été volés. Encore un mois auparavant, un groupe similaire avait pris pour cible Omoyele Sowore, initiateur du mouvement de protestation « RevolutionNow » et éditeur du site d’information en ligne Sahara Reporters. Il se rendait également à un procès. Par la suite, Sowore a déclaré qu’une source au sein des services de sécurité de l’État (SSS, pour State Security Services) lui avait révélé que l’attaque avait été ordonnée par sa propre maison. Il a également indiqué que les mêmes hommes l’avaient attaqué au cours d’une bagarre lors d’une précédente manifestation, et que des agents des SSS et de la police avaient empêché sa fuite.
La complicité des forces de sécurité
Deji Adeyanju, un associé de Sowore qui a lui-même été violenté par des milices d’autodéfense lors d’une manifestation pacifique et qui a été hospitalisé dans un état grave, affirme lui aussi que des sources au sein des SSS ont confirmé que l’agence était derrière ces attaques. « Ils nous ont prévenus avant l’attaque qu’un certain “Ali”, de Kano, était en train de “diriger une foule” vers nous. Alors qu’ils nous battaient, j’ai mentionné ce nom, et cela a semblé les ébranler, comme si leur secret avait été dévoilé. Aujourd’hui, au Nigeria, lorsqu’ils ne peuvent pas s’opposer ouvertement à des éléments antigouvernementaux, les agents des services de renseignements engagent des voyous qui s’en prennent à eux, via les réseaux sociaux ou physiquement, explique Adeyanju. Au lieu de collecter des renseignements sur Boko Haram, la direction des SSS préfère s’en prendre à la société civile. »
Bien qu’Adeyanju ait officiellement signalé l’agression à l’inspecteur général de la police en décembre 2019, les autorités n’ont toujours pas procédé à des arrestations ni publié de rapport d’enquête sur cette affaire. Il en va de même pour l’attaque contre Olanrewaju Suraju et sa femme. « La police n’a manifesté aucun intérêt, rapporte Suraju, même lorsque nous avons retrouvé la trace de l’un de mes téléphones, qui a été activé par les assaillants et a donné des détails sur leur localisation. Les mêmes autorités qui utilisent des voyous pour attaquer les militants contrôlent les institutions où les victimes sont censées demander réparation ». Dans une déclaration commune, cinq organisations nigérianes de premier plan actives dans les domaines des droits de l’homme, de la transparence et de la lutte contre la corruption ont affirmé leur conviction que l’attaque visait à mettre un terme au militantisme de Suraju.
Les violences à l’encontre des militants se sont multipliées depuis 2020, au moment même où les manifestations contre la corruption et les atteintes aux droits humains prenaient de l’ampleur. À l’époque, les forces de sécurité ont répondu à ces protestations par des tactiques oppressives toujours utilisées aujourd’hui. Le 18 août 2020, dans un contexte d’agitation croissante, le directeur de l’Association des écrivains des droits de l’homme (Human Rights Writers Association, HURIWA), Emmanuel Onwubiko, a été l’un des premiers à entrer dans la clandestinité. Il était au cœur d’une enquête sur une affaire de corruption au sein du ministère des Affaires humanitaires, où des fonctionnaires semblaient avoir détourné 500 millions de nairas (environ 1 million d’euros) destinés à financer les repas scolaires des enfants.
Onwubiko a pris la difficile décision de relocaliser sa famille après avoir été suivi chez lui par une Toyota Camry conduite par « une personne à l’air féroce, avec au moins deux autres occupants armés », alors qu’il conduisait à Abuja dans la soirée du 18 août 2020. Entre-temps, son travail a finalement donné lieu à une enquête de l’Independent Corrupt Practices and Other Related Offences Commission (ICPC), une agence anticorruption qui n’a jusqu’à présent publié aucun rapport...
Des gangs instrumentalisés
La tolérance des autorités locales à l’égard des groupes criminels est souvent plus visible loin de la capitale, dans les quelque 36 États fédéraux du Nigeria. Dans un contexte de montée en flèche du chômage des jeunes, les fonctionnaires ferment les yeux sur les activités des gangs constitués de jeunes hommes sous-employés – à condition qu’ils agissent dans leur intérêt lorsqu’ils les sollicitent. Des groupes de jeunes chômeurs agissent souvent en tant que « partisans » ou « agents de sécurité » de gouverneurs ou de sénateurs, portant parfois même des T-shirts affichant fièrement le nom de leur bienfaiteur.
Le 5 avril 2021, deux manifestants, Larry Emmanuel et Victor Udoka, ont été surpris à Lokoja, la capitale de l’État de Kogi, en train de coller des affiches appelant le président Muhammadu Buhari à démissionner. Une bande de « supporters » s’est abattue sur les deux hommes, les a battus et fouettés avant de les remettre à la police. Plutôt que d’accuser ces jeunes de s’en prendre à des citoyens engagés, les autorités ont pris leur parti : les deux militants ont été accusés de trouble à l’ordre public et emprisonnés pendant 78 jours avant d’être libérés sous caution. Ils ont finalement été acquittés plus d’un an plus tard.
Cette tolérance à l’égard de ce genre de criminalité a également donné naissance au phénomène des « collecteurs d’impôts indépendants » : des groupes de jeunes officieusement autorisés à collecter des « impôts » auprès des citoyens. Souvent armés, ils ciblent les agriculteurs ou dressent des barrages routiers pour extorquer les conducteurs de camion transportant des cultures de rente, du bois ou des marchandises de contrebande au-delà des frontières de l’État. Ces groupes sont autorisés à garder une partie de l’argent qu’ils collectent, en échange de leur loyauté et de leur disponibilité en cas de besoin.
Cette dette arrive généralement à échéance pendant la saison électorale, avec des conséquences tragiques : c’est un groupe de collecteurs d’impôts, par exemple, qui a brûlé vif Salome Achefu Abu dans sa maison le 18 novembre 2019. Achefu Abu était candidate au poste de gouverneur de l’État de Kogi et opposante au président sortant. Les tueurs n’ont pas caché qu’ils étaient « en mission » pour Yahaya Bello et Edward Onoja, le gouverneur et le vice-gouverneur de l’État, tous deux membres du All Progressives Congress (APC). D’autres maisons ont également été incendiées lors de la même attaque.
« Brûler les maisons sans relâche »
Dans sa déclaration à la police, Ocholi Edicha, un membre du groupe qui a depuis été condamné pour incendie criminel et meurtre, a déclaré qu’ils avaient été envoyés par l’APC « pour battre l’opposition » (les partisans du Parti démocratique des peuples, le PDP) lors de cette élection. « Atta Akpa Ugbedu [un dirigeant supposé de l’APC], d’Ejule [une ville importante de la zone de gouvernement local d’Ofu], a ordonné que les biens de toute personne affiliée au PDP soient détruits », a-t-il affirmé. Il a ajouté qu’un autre baron du parti APC, un certain « Barry », originaire d’Itobe, aurait ordonné que « nous continuions à détruire les propriétés des membres du PDP [et] à brûler les maisons sans relâche », et aurait affirmé « qu’ils étaient les personnes qui contrôlaient le gouvernement et que rien [s’agissant de punition] ne se produirait... » Edicha a décrit son groupe comme étant impliqué dans les « produits », une référence à leurs collectes de taxes qui, dans ce cas, étaient prélevées auprès des agriculteurs.
Lorsqu’on lui a demandé de commenter les accusations portées contre son patron, le porte-parole du gouverneur, Kingsley Fanwo, a nié que Yahaya Bello ait joué un quelconque rôle dans le meurtre de Salome Achefu Abu, parlant de l’incident comme faisant partie d’une violence plus large entre opposants politiques. Le veuf d’Achefu Abu, Simeon Babani Seidu Abuh, affirme que sa femme était une cible : « Elle avait déjà été battue alors qu’elle observait le processus de vote dans son bureau de vote. » Après avoir été soignée à l’hôpital, Achefu Abu avait décidé de rester chez elle pour se reposer. Mais le lendemain, la maison du couple était incendiée.

Un rapport des observateurs électoraux de l’État de Kogi a par la suite demandé l’annulation du scrutin en raison du niveau de violence sans précédent qui a entouré l’élection - élection au cours de laquelle, selon le rapport, « des voyous politiques ont été observés en train de se déplacer librement en compagnie de policiers et d’agents des SSS ». Le rapport indique que le secrétariat du Social Democratic Party, un parti d’opposition, situé à quelques mètres seulement du quartier général de la police de l’État, dans la capitale Lokoja, a également été incendié. Les élections n’ont cependant pas été annulées. Les résultats ont été maintenus, et Yahaya Bello a gardé son poste de gouverneur.
Les journalistes ciblés
Comme les opposants au parti au pouvoir, les journalistes sont constamment menacés dans les différents États du Nigeria. Rien qu’en 2022, la base de données Press Attacks a enregistré une série d’attaques toutes plus audacieuses les unes que les autres. Au cours de l’une d’elles, des voyous fidèles à un membre haut placé de l’Assemblée de l’État d’Ebonyi ont battu le représentant local de l’Union des journalistes du Nigeria, Nnamdi Akpa. En mai et en juin, des journalistes qui assistaient à des meetings de campagne de l’opposition dans les États d’Osun et d’Oyo ont été violemment agressés. En juin, Haruna Mohammed et Idris Kamal ont été arrêtés et traduits devant un tribunal de première instance pour avoir publié un article qui avait provoqué la colère d’un membre de l’Assemblée de l’État de Bauchi.
En octobre, une bande fidèle à un politicien local de l’État de Zamfara a menacé et agressé un membre du syndicat local des journalistes, le Nigerian Union of Journalists (NUJ), Ibrahim Musa Maizare, après que celui-ci leur eut demandé de quitter le bâtiment où se trouvait le bureau de la NUJ. Selon Maizare, les hommes ont crié qu’ils ne quitteraient pas les lieux parce que l’ordre leur avait été donné par un politicien. Maizare a également déclaré que, bien que la police soit rapidement arrivée sur les lieux, elle n’a rien fait et en est rapidement repartie.
Dans l’ensemble du pays, le recours à des poursuites judiciaires pour faire taire les journalistes est un phénomène en hausse. Les accusations plus « traditionnelles » de soutien au terrorisme ou de diffamation tombant en désuétude, elles sont remplacées par l’utilisation d’une nouvelle loi qui criminalise le cyberharcèlement. Alors que cette loi est censée viser la fraude et l’usurpation d’identité, les avocats ont rapidement compris qu’elle avait un potentiel oppressif beaucoup plus large. Ainsi, le journaliste Luka Binniyat, basé dans l’État de Kaduna, a « enfreint » la loi en novembre 2021 après avoir accusé le gouvernement de l’État de ne pas protéger les agriculteurs contre les bandits. Le mois précédent, deux journalistes de l’État de Kwara avaient été accusés de conspiration criminelle, de diffamation, d’incitation à la perturbation, de mensonge préjudiciable et de cyberharcèlement après avoir accusé le gouvernement de l’État de détournement de fonds publics alors qu’ils discutaient dans un groupe WhatsApp.
Olanrewaju Suraju estime que les prochaines élections du 25 février 2023 au Nigeria pourraient être la dernière chance pour les nouvelles autorités de « reconnaître que les militants de la lutte contre la corruption et des droits de l’homme sont des partenaires du développement du Nigeria ». « Sinon, il y aura peu d’espoir pour l’avenir » estime-t-il, rappelant que « de nombreux militants, par frustration, ont déjà quitté le Nigeria ». Il ajoute que la communauté internationale devrait faire davantage pour « excommunier de la communauté des nations ceux qui ont un mauvais bilan en matière de droits de l’homme ». Dans la perspective des prochaines élections, le département supervisant les services secrets, les SSS, a toutefois averti les politiciens de cesser de travailler avec les gangs criminels.

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